J’enfonce une main dans ma poche tandis que l’autre va se perdre dans ma chevelure. Je suis fatigué, je serais bien volontiers resté encore au lit. J’ai eu une longue nuit au club. J’ai dû gérer des clients un peu trop…saouls, un peu trop entreprenants envers les danseuses. Cela a d’ailleurs failli se terminer en grosse bagarre ce qui ne m’aurait pas dérangé plus que cela, étant plutôt de ceux qui aiment la provoquer mais le boss ne voyait pas les choses ainsi et j’ai besoin de ce boulot…Enfin besoin, en voilà un grand mot, simplement il valait mieux que je le conserve ayant été renvoyé de mon troisième job. Rhia ne peut pas subvenir à nos besoins avec son seul job de maîtresse nageuse. Je baille, ouvrant grandement la bouche, me foutant pas mal que les conventions exigent que l’on mette la main. La femme venant en face, me lance un regard choqué auquel je réponds par un sourire insolent. Si elle savait à quel point je me torchais le cul de son avis, ses commentaires désobligeants et tout les idées préconçues qu’elle se faisait hérité de sa nature de parfait mouton de cette société aliénante. Ce genre de personnes me fait plus marrer qu’autre chose, ils sont tellement pathétiques que c’en devient risible tellement ils y croient dans cette illusion qui les happent de plus en plus. Le café est enfin en vu. Ce n’est pas si long que cela finalement à pied. J’ai rendez-vous avec Sierra, plus connue sous le surnom de Lou et je crois que je suis en retard. La ponctualité n’a jamais réellement été mon fort, on ne peut pas dire que je fasse des efforts non plus. Hum. Je m’arrête un instant, inspecte mon reflet sur la vitre. Cheveux en nid d’oiseau, une apparence négligée, les traits tirés par mes nuits courtes ou complètement blanches. Arf, elle saura s’y accommoder. Elle a déjà vu bien pire lorsque nous vivions ensemble chez les hippies. Je pénètre enfin dans la bâtisse et je la cherche du regard. Comme je m’y attendais, elle est déjà là. Je m’avance, une petite boule dans l’estomac. Malgré tout j’appréhende cette rencontre. Ce qu’elle va me dire au sujet de Silver. Ce n’était pas son genre d’abandonner ainsi sa sœur, il a dû se passer quelque chose et cela doit être plutôt grave. Je m’assois devant elle. « Bonjour Lou » Un sourire, aimable. Elle n’a pas changé. J’ai l’impression de remonter le temps. De retourner en ce temps d’insouciance où nous ne pensions qu’à nous amuser. C’est si lointain désormais.

J’étais rentrée sur San Francisco depuis une semaine. Ça me faisait du bien de retrouver cette ville ! Rien n’avait changé, sauf les gens qui s’y trouvaient bien entendu. D’ailleurs, je n’avais plus d’appartement, puisque une blonde en cloque m’avait prise ma chambre. Je ne lui en voulais pas, j’étais partie, Kellen et Hadryin avait eu raison d’accueillir cette jeune femme. Mais elle ne me plaisait pas. J’étais notamment jalouse de son ventre, étant incapable d’avoir un enfant. Hadryin m’avait donc invité à squatter son lit. Lit une place, attention. Finalement, nous avions de la chance d’être maigrichons pour dormir à deux dans un aussi petit lit ! Il fallait d’ailleurs que je me remette au sport. La cure m’avait affaibli, et amincit. Il fallait que je reprenne des forces et des muscles. Enfin avant de me remettre au sport (notamment au Roller Derby, haaan <3), il fallait que je me trouve un appartement. Had était bien mignon mais… Il fallait que je vive ailleurs. Sachant qu’en plus que notre relation devenait de plus en plus bizarre. A cause de moi, qui l’avait embrassé involontairement quand je l’avais retrouvé.

Bref, aujourd’hui je voyais Sergej au Starbuck. J’y étais déjà d’ailleurs. J’étais quelqu’un de très ponctuelle et le blond était l’inverse, haha. J’avais de quoi m’occuper de toute façon. J’avais toujours un carnet et un stylo pour écrire dans mon sac. L’écriture, ma passion, était toujours là et je regorgeais d’idées. N’aimant pas les cafés, j’avais commandé un muffin aux myrtilles en attendant le garçon. Garçon que j’avais rencontré étant gamine. Garçon qui fut mon idole, mon homme idéal. J’étais amoureuse de lui, comme un enfant de cinq ans aime sa peluche. Il était bien ce temps. Avec mon grand frère. J’avais hâte de le revoir, mais en même temps je savais qu’il fallait que je lui annonce certaines nouvelles douloureuses. Je venais à peine de sortir de mon deuil, qu’il fallait que je reparle de la mort de mon frère. Si ce n’est pas con ça ! Ça allait lui faire un choc, c’était clair… Je n’avais pas encore prévu comment j’allais lui annoncer cela.

Une demi-heure plus tard, Sergej débarqua enfin au Starbuck coffee. Je levai mes yeux de ma page et le suivi du regard en souriant. Il était délicieux à regarder. Il n’avait pas si changé que ça depuis tout ce temps. Je me vis dix ans en arrière, courant pieds nus dans les champs avec lui et Silver. J’avais un sourire jusqu’aux oreilles. « Salut, Sergej. Comment vas-tu ? » Je fermai mon carnet pour porter toute mon attention sur le jeune homme.

C’est fou ce que le temps est une notion subjective. A peu près dix ans a passé pourtant j’ai l’impression que c’est hier que je lui disais au revoir quand j’ai définitivement quitté le campement de hippies pour une vie faites d’aventures. Inconsciemment je suis attendu à voir Silver apparaitre à ses côtés mais non, il n’est pas là. Je me demande bien ce qu’il devient maintenant. La période où on courrait tous les trois dans la nature, insouciants semblent bien loin maintenant. On avait pris des chemins différents. On avait vécu. On avait évolué. Je suis curieux de savoir ce qui peut rester de cette vieille relation.

« J’vais bien et toi ? »

Je réponds en m’installant sur le siège vide devant elle. Je la détaille, sans gène. Elle est devenue une jolie jeune fille, ça fait vieux de parlé comme ça mais c’est vrai. Les années ont eu un bon effet sur elle. Je le lui dis. Sans m’en rendre compte, je me demande le résultat qu’elles ont aussi eu sur son frère. Je prends conscience que je m’étais vraiment attaché à lui, ce qui est plus arrivé depuis.

Une serveuse vient me demander ce que je veux, je commande un café noir auquel je demande d’ajouter cinq morceaux de sucre, ce qui est pas banal puisqu’elle me regarde bizarrement mais je fais pas plus attention que ça, tant qu’elle me rapporte ce que je veux, elle peut bien penser ce qui lui chante, je m’en branle.

« Alors, qu’est-ce qui arrive à Silver ? »

Je vais droit au but. Je suis pas du genre à passer par des préambules inutiles. Je suis venu ici dans un but précis, certes pour la voir aussi mais avant tout pour en savoir plus ce qui se passe avec celui que je peux qualifier comme mon premier amant. Certains trouveront que c’est impoli de pas l’interroger sur sa vie ou je sais pas quoi d’autre, mais tous ces machins de savoir-vivre censés être preuve de civilisation ne sont que purs hypocrisies et on peut pas franchement dire que j’ai du temps à perde dans ces trucs. On m’apporte mon café que je commence à siroter tout en fixant Lou, attendant qu’elle me réponde.

Sergej venait d'arriver. Je pris mon carnet et le glissai dans mon sac à main. Cela faisait du bien de le voir, de le retrouver après tant d'années de séparation. Je lui souris. « Je vais bien, merci. » Il s'installa en face de moi, sur la chaise libre tandis que je pris mon muffin pour en croquer un petit morceau. J'observais silencieusement le jeune homme. Ouais, il n'avait pas si changé que ça et c'était embellit au fil des années. A l'époque il avait été en couple avec mon frère, je supposais qu'il soit encore et toujours homosexuel.

D'ailleurs, en parlant de mon frère... Je redoutais la question de Sergej le concernant. Je savais très bien qu'il avait toujours été plus accroché à mon frère qu'à moi (normal en même temps, c'était son mec), toutefois je ne voulais pas entendre sa question. Une serveuse me coupa dans mes pensées quand elle demanda à mon ami ce qu'il voulait. Café noir et cinq sucres. Je ne pus m'empêcher d'avoir un petit sourire en coin, il ne faisait décidément jamais comme les autres.

« Alors, qu’est-ce qui arrive à Silver ? »

Et... Merde, pensais-je. La question que je redoutais était arrivé. J'aurais du trouver un sujet de conversation pour l'emmener ailleurs. Je le regarde, je baisse les yeux, je regarde mon muffin, puis les miettes sur mes doigts. Je ne sais pas quoi faire. Lui mentir ? Il était hors de question. Comment pouvais-je lui dire, sans le... Blesser ? Je n'aimais pas annoncer des choses tristes. J'avais enfin fait le deuil de mon grand frère Silver, je n'espérais pas retomber dans la tristesse. C'était fini. Son assassin était fini aussi, et mon pauvre père avait gagné un aller pour la prison. « Je... J'aimerais qu'il soit là avec nous. » Je déglutis et piquai un bout de mon muffin. « Il n'est p-plus... Là. Plus de ce monde. » Ma gorge se noua. Je me promis de ne pas pleurer. Des larmes, j'en avais assez donné. Je relevai mes yeux verts, vers le visage d'ange de Sergej. Mon sourire avait disparu, laissant place à un visage triste.

J’attends sa réponse qui ne tarde pas à se faire entendre et soudain je me demande si j’aurais pas préféré ne rien savoir de tout ça. Après tout l’ignorance offre la paix de l’esprit. Ou peut-être que j’aurais simplement dû me montrer moins impatient. Mon impatience me perdra. J’aurais dû mieux me préparer. Il est trop tard maintenant. Ce qui est fait, est fait. Mon cerveau, contrairement à ce qu’on peut voir dans les films ou lire dans les livres ou bien encore entendre dans les chansons, a très vite analysé et enregistré l’information. Un peu trop vite peut-être. Finalement, il m’est possible de ressentir quelque chose autre cette rage qui me dévore doucereusement les entrailles. Autre que celle colère sans cesse croissante qui me fait écumer toutes les ruelles malfamées de San-Francisco à la recherche de sac de frappe sur pattes. Sans doute ce que je vais faire aujourd’hui. Et les jours qui suivront.

Mort. Disparu. Inexistant. Décomposition. Poussière. Six pieds sous terre. Tant de mots qui veulent dire la même dont le principal que le temps imparti est écoulé. Tout est fini. Pas de possible retour en arrière. Vlan. Plus rien. Comme ces coups que je distribue presque tous les soirs depuis plusieurs années maintenant. Je lâche pas du regard Lou. Inconsciemment je recherche quelque chose sur mon visage qui pourra me faire croire qu’il a pas tout à fait disparu, qu’il reste encore un truc de lui sur cette fichu planète. Mine triste. Egoïste que je suis, je m’en préoccupe pas. De toute façon, j’ai jamais su faire avec les débordements de sentiments et préfère le plus souvent m’en tenir éloigné mais là j’ai encore besoin d’un éclaircissement.

« Comment il est…mort ? »

Légère hésitation, seule chose qui traduira mon émoi. Certains trouveront sûrement mon attitude déplacée, continuez de l’intérroger comme ça sur la perte de son frère alors qu’elle doit être anéanti mais tant pis, j’ai jamais su faire preuve d’empathie, pour le moment je veux des réponses à mes interrogations et je compte bien les avoir. En espérant que je les obtienne avant que la situation devienne compliquée émotionnellement parlant, genre qu’elle se mette soudainement à pleurer, je saurais pas gérer. Trop de combats pour un seul homme.

Pourquoi on parlait de Silver, déjà ? Ah oui, mon ami de longue date voulait prendre de ses nouvelles et j'avais dû lui annoncer sa mort prématurée. J'avais enfin le deuil, depuis que mon père avait réglé le compte à l'autre pourriture. J'avais remonté la pente et je ne comptais pas redescendre au fond d'un puits sans fond. Sergej me contempla de ses yeux bleus et me sentant gênée je baissais le regard. Je soufflai un peu avant de piquer un nouveau morceau de mon muffin aux myrtilles. Pourquoi ne pouvait-on pas laisser le passé au passé ? Je posai alors mes deux coudes sur la table après avoir avalé une nouvelle part de mon gâteau. Je passais mon visage dans mes mains avant de relever la tête pour regarder autour de nous. Un couple s'embrassait, des amis rigolaient entre eux et nous, nous étions silencieux. Silencieux pour la mort de mon frère.

« Comment il est…mort ? »

Je glissais mes mains entre mes cuisses, croisai les jambes puis tanguai légèrement de droite à gauche prenant l'attitude d'une petite fille hésitante. Au point où j'en étais, je devais lui dire. Je me mordais la lèvre inférieure, habituel tic de gêne et d'hésitation. Je pris la parole: « On l'a assassiné... » Avais-je dit dans un murmure en me penchant vers le blond. Cela faisait six ans maintenant. Je me reculai ensuite contre mon dossier. Je continuais sur ma lancée: « Mon père a buté le connard cet été. » Mon pauvre père qui était doux comma agneau avec sa famille mais qui pouvait se montrer très impulsif. Je me souviens qu'il m'avait proposé de m'occuper de ce salaud, mais n'ayant pas le courage de le faire, je lui avais laissé ma place. La vengeance n'est pas la meilleure solution au monde. Cependant, cela faisait du bien.