Il n'y a pas à dire, j'étais assez fier de moi pour avoir géré ce week-end tout seul avec deux enfants. Moi qui ne m'en croyais pas capable, eh bien il semblerait que j'étais plus doué que je le pensais. Jongler entre le travail et la garde, c'était un certain défi à relever... et quelle chance que je sois employé dans un hôpital. Ce que ça apportait comme avantage dans ma situation? C'est très simple ! L'établissement disposait d'un service pédiatrique et comme je n'avais pas pu décommander certaines opérations urgentes (on n'allait tout de même pas laisser mourir des gens, n'est-ce pas ? Hum... non, ne dites rien, je sais, vous adorez mon humour.), je m'étais arrangé pour laisser mes collègues s'occuper de Katie et d'Elijah, sans m'étaler sur de longues réponses lorsqu'on me posait des questions à leur sujet. Sans doutes que Lera n'aurait pas.... du tout apprécié que je laisse des étrangers prendre soin de son fils, mais rassurons-nous : elle n'avait pas besoin de le savoir. Et puis... je rendais service... alors... hein. En plus, tout s'était très bien passé, je bénissais la génétique pour nous avoir donné un garçon aussi calme et Frankie pour avoir éduqué une petite fille comme ça. Mis-à-part mes difficultés à gérer deux personnalités en même temps et le stress que ça avait occasionné en  moi, tout le monde en était ressorti indemne et j'en avais même le sourire aux lèvres. J'appréciais les enfants, fait indéniable. Beaucoup plus que les adultes...


En milieu de soirée, j'entendis quelqu'un sonner à l'entrée et allais donc ouvrir pour laisser entrer les deux jeunes femmes rentrées de leur week-end à la neige. Nous avons ensuite discuté pendant environ une demi-heure de leur petite aventure ainsi que de la mienne et vous vous douterez bien que tout le monde était content en fin de compte, puis-ce que le monde est merveilleux, tout le monde est merveilleux, bisous et amour sur la planète.

La seule chose que je n'avais pas prévue... c'était que l'une de mes collègues allait m'appeler peu après que Frankie soit sortie avec sa petite, pour me demander comment « ça se passait à la maison ». Forcément...

Lera était déjà de retour d'Aspen et la première chose qu'elle avait faite avec Frankie était de passer de récupérer leurs enfants auprès de leur improvisée nounou, William. Elle s'y était rendue dans un état d'esprit détendu. Ce week-end en amoureuses avec sa meilleure amie comme celle-ci le nommait leur avait fait un bien fout à toutes les deux. Cela leur avait permis de se retrouver…comme avant. Comme avant que Frankie ne parte pour la grosse pomme, ce que miss Vilte avait très mal vécu. Elle s'était néanmoins inquiété de savoir comment la baby-sitter non agrée s'en sortait, elle le savait tout à fait apte de s'occuper d'Elijah, ce qu'il faisait d'ailleurs parfaitement mais il avait du gérer une petite fille de un an et demi qui avait la fâcheuse manie de courir partout et d'attraper ce qui était à sa portée, que cela eut été dangereux ou non. Ce qui voulait donc dire qu'en plus de courir à l’hôpital, il devait également le faire à la maison. Elle le plaignait, lui si satisfait de son quotidien tranquille et réglé comme un coucou suisse, nul doute qu'on ne l'y reprendra plus jamais. Lera avait eu un sourire tendre en l'imaginant courir partout après Katie, ce qui l'avait aussi conforter dans son idée de lui acheter un petit quelque chose pour le remercier. Présent qu'elle décida finalement de ne pas lui donner, du moins après l'appel téléphonique de l'une des infirmières de l’hôpital, donc de son fan-club que Lera détestait cordialement, jalousie quand tu nous tiens…enfin ne comptez pas sur elle pour le reconnaître, elle vous trouvera aisément des dizaines de raison pour expliquer son ressentiment à l'égard de celles qu'elle qualifiait de pimbêches envahissantes. Bien sur il ne s'agissait nullement de jalousie. «Tu n'aurais pas quelque chose à me dire? Demanda-t-elle en délaissant la tasse de café qu'il leur avait offerte en pour ancrer ses prunelles dans les siennes. Pas besoin d’être météorologue pour sentir qu'un tempête allait frapper. «Ne me dis pas que... elle laissa ses mots flotter dans les airs, l'invitant ainsi à poursuivre alors que son regard se faisait plus dur.

Avant même de raccrocher le combiné, j’eus le loisir de sentir un regard des plus insistants se poser sur moi, raison pour laquelle mon appel téléphonique fut écourté le plus possible. Excellent… il fallait vraiment que ça arrive maintenant, alors qu’on aurait pu éviter toute situation délicate si mon portable n’avait pas sonné (et si je n’avais pas décidé de décrocher, aussi…). Je n’aimais pas les conflits, pas du tout. Non seulement parce que je ne savais pas comment les gérer, mais surtout parce que les sensation qu’on éprouvait lorsque quelqu’un nous en voulait étaient indésirables. Par conséquent, lorsque Lera s’approcha de moi avec son air suspicieux sur le visage et sa question explicite aux lèvres, je suis resté parfaitement immobile, mes yeux braqués dans sa direction, cherchant quelle était le comportement adéquat à adopter. En trente ans, j’avais appris qu’il y avait certaines circonstances qui faisaient que l’on ne pouvait malheureusement pas toujours s’en « sortir à bon compte » et sans vouloir trop m’avancer, il me semblait que celle d’aujourd’hui en faisait partie. Hum…

« J’ai eu besoin d’aide pendant mon service, ne fais pas cette tête. »

Le tout dit avec une neutralité parfaitement désarmante, bien sûr.

Sa neutralité avait le don d’agacer…que dis-je d’énerver Lera. Autant admirait-elle ce sang-froid habituellement mais aujourd’hui, elle le maudissait avec ferveur. « Tu te fous de ma gueule ?! » c’était sortit tout seul et plus fort qu’elle ne l’aurait voulu, mais elle ne parvenait plus à se contrôler. Sérieusement…il se foutait de sa gueule, il n’y avait pas d’autre possibilité ! « Ouais, tu te fous vraiment de ma gueule » Elle ne criait plus, mais ne décolérait pas pour autant « Tu vas laisser mon fils à des inconnus, et tu espères que je ne vais rien dire ? » Elle avait bien appuyé sur le possessif ‘mon’, bon certes, était-ce également celui de William, mais lui n’avait pas eu à le sortir sans péridurale. Il n’avait pas ressenti cette sensation d’être déchirée avec une violence insoutenable, ni cette douleur insupportable. Non, il ne savait pas ce que ça faisait. Bon, si jamais elle avait bien voulu pousser sa réflexion plus loin, elle aurait compris que la source de son agacement ne résidait pas dans le fait que William ait été pris par ses prérogatives professionnelles mais par… peu importe. « Si tu n’avais pas le temps de t’occuper d’Elijah et Katie, tu n’avais qu’à le dire, on se serait arrangées autrement au lieu de les refourguer à ton fan club » son ton était mauvais et son agacement à son paroxysme. Oui, si elle prenait le temps de s’interroger, elle saurait que c’est l’idée que les dites pimbêches envahissantes aient approchés, touchés et cajolés son fils. Elle avait la sensation qu’on lui avait pris sa place, lui renvoyant à la figure son incapacité à s’occuper de sa progéniture. Elle n’assurait pas en tant que mère, elle le savait, elle n’avait pas besoin que des connes viennent le lui rappeler. Oui, elle l’avait vraiment mauvaise.

Oh, ça y'est, elle haussait le ton. Lera n'élevait jamais la voix avec moi, c'était étrange de la voir s'énerver ainsi, car en général... non. Elle ne s'énervait jamais, même quand quelque chose l'agaçait... je n'en n'avais pas le souvenir, en tout cas. Alors que ses paroles fusaient dans mes oreilles pour ressortir par l'autre quelques secondes plus tard, j'avais fixé mon regard sur ses yeux clairs et ne les lâchais plus. Fascination. Depuis que je la connaissais, j'avais pu compter quinze expressions différentes dans son regard. La lassitude, la peur, la tristesse, le désabusement, la joie, la gratitude, la frustration, l'amertume, la détresse, la douleur, le soulagement, la plénitude, l'envie et la tendresse. Maintenant, il y en avait un seizième à ajouter à ma liste. Tellement d'animosité dans ses pupilles et dans sa voix que n'importe qui se serait senti mal dans ses chaussures face à une telle démonstration de remise en place. Même moi, qui n'étais pas n'importe qui, j'ai d'ailleurs légèrement reculé la tête. « C'était juste trois heures à tout casser ! » Dans la situation actuelle, sous l'effet de la tension, je n'étais pas capable de faire l'effort de réfléchir pour décoder la phrase « Si tu n’avais pas le temps de t’occuper d’Elijah et Katie, tu n’avais qu’à le dire, on se serait arrangées autrement au lieu de les refourguer à ton fan club » et faire la relation entre l'usage du mot « fan club » de la part de la blonde et le fait qu'elle voyait potentiellement mes collègues comme des rivales.... c'est vous dire à quel point il n'y avait rien d'acquis chez les gens comme moi. Je refuserais toujours d'avouer que je souffrais d'une forme d'autisme, mais dans un sens, il fallait bien reconnaître qu'un déficit aussi dramatique d'empathie tel que le mien, lorsqu'il me fallait réfléchir à quelle émotion ou mot connoté correspondait à quelles caractéristiques comportementales ou contextuelles, était socialement handicapant.

Mais Lera était énervée et ça au moins j'arrivais à le sentir. Lera, je la comprenais mieux que les autres gens. À part Elyes, bien sûr. C'était plutôt étrange, remarquez. Mais ça ne me dérangeais pas qu'elle me regarde méchamment (sans doute la raison pour laquelle j'ai soutenu ledit regard sans ciller une seule fois)... c'était, en fait, vraiment. Ah ! Ca y'est... « fan club » faisait référence à du cynisme, je saisis le truc... « Je n'ai pas beaucoup plus d'affection pour ton fan club masculin ! » Ne me demandez pas d'où c'était sorti, je n'en n'avais aucune idée ! Ce n'étais pas du tout mon genre de lancer de telles bassesses. Mais à bien y réfléchir, depuis combien de temps avais-je à supporter les interventions stupides de ces garçons tout aussi stupides vis-à-vis de la Lituanienne? Y penser m'énervais et m'énerver me donna envie de serrer les dents. Je ne pus d'ailleurs m'empêcher d'agripper à deux mains le chandail que portait la jeune femme, alors que ma respiration se fit plus marquée d'un seul coup. Oh, ces émotions négatives étaient tellement puissantes et communicatives... que je ne me rendis compte qu'à présent que j'avais littéralement attiré Lera contre moi. A moi!

Trois heures ? TROIS HEURES ? Il se foutait véritablement de sa gueule, il n’y avait aucun doute à ce sujet. Il avait osé laisser son fils pendant trois heures avec ces greluches peinturlurées comme des voitures volées ?! Elle n’en croyait pas ses oreilles. Mais au-delà de ça, ce qui l’horripilait le plus, c’était de savoir que ces pimbêches avaient endossé le rôle qui lui revenait de droit et pour plus de trois heures, ça, elle en était certaine. Elle s’apprêtait à en rajouter une couche une couche sur son agacement, lorsque les mains de William s’agrippèrent sur son chandail et l’attirèrent la seconde d’après contre lui, ce qui eut l’effet de la calmer immédiatement. Instinctivement, elle ferma les yeux pour profiter au maximum de cette étreinte inattendue, mais loin d’être déplaisante. Elle huma discrètement sa fragrance. Toujours aussi entêtante et troublante. Oui, troublée, elle l’était. Son but premier était de lui passer un savon et non pas d’abandonner le combat aussi aisément. Faible, faible, faible ! « Tu fais chier, je te jure ! » pesta-t-elle sans grande conviction en passant ses bras dans le dos du chirurgien en un geste de tendresse, non sans une certaine appréhension. Elle ne savait jamais sur quel pied danser avec William, tant il demeurait énigmatique sur ses pensées et ses émotions, elle ne parvenait pas à déterminer ce qu’il pouvait bien penser d’elle, ni comment il la considérait, outre que la mère de son fils et la prostituée qui lui avait jadis servi de compagnie. Un bloc de glace indéchiffrable, frustrant, vous disait-elle ! Elle releva légèrement la tête vers lui, ses prunelles azures, se perdant entre son regard et ses lèvres qui lui faisaient désespérément envie. « Tu m’énerves, tu sais ça ? » fulmina-t-elle faussement avec l'ombre d'un sourire en coin, puis, répondant au désir qui la tiraillait, elle l’embrassa sans plus de cérémonie

Les réactions de la jeune femme finirent par m'arracher un léger sourire alors que j'accueillais son baiser sans la moindre réticence. Je savais bien qu'elle ne pouvait pas rester fâchée trop longtemps... ça n'était pas son genre. Enfin... pas avec moi, en tout cas. Néanmoins, j'avais cette impression qu'elle ne se forçait plus à faire attention à ce qu'elle me disait ou faisait en ma présence, lorsqu'elle s'emportait de la sorte. Assurément. C'était une autre partie d'elle qui prenait la parole, une partie que je ne connaissais pas encore mais qui m'intriguai. « C'est bien la première fois que tu oses me parler comme ça ». Mon regard s'accrocha à nouveau au sien, puis je l'embrassais une seconde fois. Embrasser Lera était une expérience différente de ce qui se passais avec les autres femmes, à mes yeux, car j'étais toujours content d'avoir passé du temps avec elle, content d'avoir eu un contact avec, content de la retrouver. J'appréciais sa présence, et de toutes les personnes que je connaissais, on pouvait dire que cette grande blonde était l'une des rares demoiselles qui ne m'incommodait pas lorsqu'il s'agissait de passer plus de vingt minutes ensemble.

Progressivement, la pression de mes mains se relâcha sur les bras de ma cadette, jusqu'à ne devenir plus qu'un maintien léger et inoffensif, puis je reculais pas après pas pour l'attirer jusqu'au niveau du sofa sur lequel je m'assis. « C'est différent... » Je l'observais un instant. « C'est différent d'être avec toi. » J'avais une confiance aveugle en Elyes et ce fait-là était indéniable, mais plus les événements s'enchainaient et plus je me devais d'admettre qu'il n'était plus le seul sur qui je pouvais compter. Un ami était un bien très précieux, mais il ne pouvait pas tout apporter à un homme. Lorsque Lera me regardait, elle ne voyait pas un médecin. Elle ne voyait pas non plus simplement un individu qui aimait jouer les gentleman et profitais des fêtes mondaines pour se fondre dans la foule des personnes qui portaient toutes un masque social. Elle ne voyait pas le meurtrier qui avait bien failli venir à bout de sa vie en se laissant emporter par une Passion incontrôlable... je le sentais. Ce n'était pas sa façon de me considérer. J'étais « juste William » à ses yeux. J'étais comme j'étais, un tout, et... aussi étrange et impensable que cela puisse paraître, je crois bien qu'elle m'acceptait ainsi. Ces preuves de sa tolérance et de son respect vis-à-vis de ma nature m'avaient peu à peu amené à m'attacher à elle, sans que je m'en rende forcément compte, lentement mais sûrement. Je n'avais pas peur de ce qu'elle pouvait éventuellement retourner contre moi. C'était... complètement surréaliste... « Je sais que j'ai demandé de l'aide à des autres, ce week-end, mais... ça ne change rien au fait que j'ai besoin de toi. » Un temps. « Tu n'es pas une personne que je pourrais remplacer. »

D’accord…okay…respirer. Les choses n’étaient pas censées se dérouler de cette manière ? Et comment alors ? Lera n’en avait aucune idée, mais sûrement pas comme ça. Elle l’avait embrassé sur le coup d’une impulsion, du désir et d’autres facteurs qu’elle ne se sentait pas prête à identifier. Il l’avait embrassé en retour. Les choses auraient dû s’arrêter à ce stade. Au mieux, ils auraient terminé dans le lit de William, profitant du sommeil d’Elijah pour faire leur affaire d’adulte dans laquelle le petit n’avait pas sa place. Mais non, le chirurgien, lui avait pris la main et l’avait entraîné sur le canapé, provoquant au passage un frisson qu’elle ne sut départager entre un signe de mauvais augure et le plaisir simple du contact de sa peau avec la sienne. Elle eut finalement sa réponse lorsqu’il prit la parole. Elle le savait sincère, ce n’était pas le genre à se confondre en paroles fausses, surtout dans le domaine de l’attachement, prônant plutôt une pirouette en guise d’excuse et un sourire charmeur qui avait raison de la ténacité de ses interlocuteurs. Parfois même celle de Lera, qui se retrouvait souvent –plus qu’elle ne l’aurait souhaité- désarmée devant lui, alors qu’elle aurait souhaité obtenir des réponses à ses questions silencieuses. Pourtant, aujourd’hui, elle n’était plus certaine de vouloir les obtenir. Lera avait toujours été ainsi, à ignorer ce qu’elle désirait réellement. Plus que ça, il s’agissait ni plus de la peur de l’engagement, la peur d’avoir à faire face à des sentiments qu’elle n’imaginait pas aussi vifs. Et encore moins à ceux de William qu’elle n’aurait jamais imaginé faire écho aux siens. Au fond, peut-être qu’elle se fourvoyait, qu’il ne s’agissait ni plus, ni moins d’une façon de lui dire qu’en tant mère de son fils, elle avait son importance, que personne ne ravirait son rôle, son irresponsabilité évidente. Il ne pouvait en être autrement. On ne comprend que ce que l’on veut bien comprendre a-t-on coutume de dire. « Mhh…merci » D’accord, elle pouvait nettement faire mieux. Il n’y avait pas plus grossier que ‘merci’ dans ce type de situation mais vu qu’elle s’était fait son propre scénario de la teneur des propos de William, cela était plus supportable. « Enfin, j’veux dire, c’est gentil merci » s’empressa-t-elle de rajouter avec un petit sourire avant de se rendre compte qu’elle s’enlisait quelque peu. Et maintenant quoi ? Elle ne savait pas non plus. Bon…entre un Elijah qu’elle était venue récupérer endormi et la sensation d’avoir laissé passer une belle occasion, elle avait besoin d’une diversion. « Avec tout ça, mon café s’est refroidi, j’vais en faire un autre, tu en veux ? »