Je freinai de justesse, manquant d’écraser la jeune femme qui avait eu la mauvaise idée de s’aventurer près de ma voiture. Je ne lui présentais aucune excuse, bien que je fusse en tort, l’esprit bien trop occupé ailleurs. A vrai dire, je ne lui prêtais aucune attention, ce qui avait failli causer sa mort et celle d’autres piétons qui risquaient de rencontrer ma route. Bon dieu, voulait-elle bien se dépêcher. Nous n’allions pas y passer la journée bon sang ! J’avais des choses plus urgentes à régler. Ah enfin, atteignait-elle l’autre trottoir. Je ne m’attardais pas plus longtemps et appuyais sur l’accélérateur comme un forcené, nul doute que je recevrais quelques jours plus tard un courrier qui me feraient part de l’amende que j’aurais à payer à l’état. Qu’importait pour l’heure, comme je l’ai dit précédemment, des choses plus importantes et sérieuses m’attendaient. J’avisai une place lorsque j’arrivais devant l’immeuble de ma petite-amie, heureusement pour mes nerfs, je ne tardais pas à trouver un endroit où me garer, certes, n’y étais-je pas autorisé à m’y stationner mais qu’importait une nouvelle fois. Je m’extirpai du véhicule et me jetai sur la sonnerie. La porte s’ouvrit quelques instants plus tard, sans grande surprise puisque je l’avais prévenu de mon arrivée. Tout en pénétrant dans son appartement, je ne pus m’empêcher de la détailler, discrètement bien que l’humeur n’y était pas. Elle était belle, bien qu’un peu ensommeillée. Je ne pouvais croire qu’elle ait fait une chose pareille. Pas elle. Je m’y refusais. Et je m’étais promis de ne pas la condamner sans avoir vu confirmation de sa bouche. Cela étant, par où commencer ? Que dire en premier ? J’étais bien trop préoccupé pour me lancer dans les salutations d’usage et revêtir mon sourire d’apparat. Je me montrais toujours sincère envers, fait très rare lorsque l’on me connaissait au minimum. « Je dois t’avouer que ceci n’est pas vraiment une visite de courtoisie… » J’avais pris la voix la plus douce que j’avais en réserve. Rien ne servait d’exploser dans l’immédiat, surtout qu’il n’y avait peut-être aucune raison pour cela. « J’ai reçu une question assez déroutante à ton sujet… »Je m’interrompis de nouveau, cherchant mes mots. Comment faire preuve de délicatesse ? Comment former ma phrase ? Quelle syntaxe ? Quel agencement ? Dieu que c’était compliqué. « Parait-il que tu te soies faite avorté, y a quelques mois… » Une nouvelle pause durant laquelle je cherchais son regard. « C’est vrai ? » Je t’en prie, réponds non.

Le silence. Imperturbable. Lourd. Angoissant. Douloureux. Je ne respirais pas pendant ce laps de temps, restant pendu à ses lèvres. Appréhendant sa réponse. Bon dieu, réponds Rose. Ce n’était pas si compliqué de réfuter ces accusions stupides. Tout ce que tu as à dire c’est non et je te crois. Il n’y avait aucune raison qu’elle ait fait pareille chose. Je la connaissais. Elle avait plus de respect pour la vie que moi et c’était une chose que j’appréciais chez elle, que j’admirais et dont elle avait peu à peu commencé à me faire accepter. Et puis, elle était bien trop respectueuse pour avoir ôter la vie à un être qui ne demandait qu’à accomplir des choses. C’était sans doute ironique et malvenu de la part d’une personne qui n’avait aucun scrupule à abattre ses congénères pour de l’influence, mais ma mère m’avait inculqué certaines valeurs, aussi surprenant que cela pût paraitre. Il était inconcevable pour moi que l’on tua un enfant. Un être si pur et innocent. Il n’avait rien demandé. J’aurais très pu en faire de même avec Genesis mais il en était hors de question et puis, j’étais très heureux d’avoir ma Jade aujourd’hui. Elle me rendait plus heureux que jamais. J’étais intimement convaincu que les enfants étaient une bénédiction pour les parents, une fierté et ce sentiment ne faisait que s’accentuer avec la présence de fille dans ma misérable existence. J’avais l’impression d’être un autre homme à son contact et à celui de Julie aussi. En effet, malgré ce qu’elle pourrait croire, cette dernière m’apportait beaucoup. Elle me rendait d’une certaine manière plus… humain. Plus soucieux des autres et de leur sort. J’étais devenu un autre homme à son contact…alors…elle ne pouvait…si. Elle l’avait fait. Mon enfant…la chair de ma chair. Je fermai les yeux un instant. Cela ne se pouvait. J’étais en colère. J’aurais très bien pu exploser à la seconde. Mais plus que ça, je me sentais…profondément triste. Et vide. Etrange. Je n’y comprenais pas grand-chose mais j’avais l’impression que l’on venait de me retirer un truc d’essentiel. Je pris une profonde respiration. « Comment t’as pu ? » murmurai-je d’une voix si basse que je doutais qu’elle entendît. « Comment t’as pu ?! » J’ouvris les yeux cette fois, rencontrant ses prunelles. Comment as-tu pu me faire ça Rose ? Pas toi…pas toi… « Tu comptais me le dire un jour ? » j’eus là un reniflement méprisant. You’ve been fucked up dumbass.

Dire que la voir en larmes ne me faisait aucun effet, ne serait qu’un mensonge éhonté. Je n’aimais pas la voir dans cet état, cela avait le don de me briser le cœur. Ah, finalement, il semblerait que j’en ai un, de cœur. Plusieurs hypothèses avaient été émises à ce sujet et j’avais moi-même fini par croire à son non-existence, mais je m’étais visiblement trompé. Sans doute parce que je ne laissais personne m’approcher de trop près de moi. La confiance était denrée rare et il fallait faire attention aux personnes à qui l’on décidait de l’accorder. Apparemment je n’avais pas suivi mon propre conseil. L’amour m’avait sûrement aveuglé pour que je puisse prendre conscience de ce qui se passait réellement. J’en venais même à remettre tout en doute, malheureusement. Voilà ce qu’il y avait de pire avec la trahison, on remettait tout en question. Avait-elle été jamais sincère avec moi ? J’osais croire que oui, tout comme j’osais croire que je la connaissais. Certains y verraient là une réaction disproportionnée par rapport aux faits, mais je n’avais que faire de l‘avis des autres. De toute façon, ils ne pourraient comprendre. Il fallait avoir le même parcours que le mien pour espérer appréhender tous les stades émotionnels que j’expérimentais à ce moment précis. Sa réponse eut le don de m’agacer plus encore « Je n’en voudrais pas ? Est-ce qu’une seule fois tu m’as demandé mon Rose ? Comment tu sais si j’en aurais voulu ou non ? » Je m’interrompis. « Dis-moi, comment tu aurais pu le savoir si tu ne m’as pas posé la question ?! » j’avais haussé le ton, malgré moi. Il fallait que je me reprenne, que je maîtrise. « Quant au fait que je ne voulais pas de nous, tu sais très bien ce que je voulais éviter, te mettre en danger, cela n’enlevait strictement rien à ce que je pouvais ressentir pour toi ! Tu as si peu confiance en moi et à mes sentiments à ton égard ? » Maîtrise-toi Elyes, il ne sert à rien de s’emporter. Respire. Tu es blessé, profondément blessé mais calme-toi. J’inspirais une grande goulée d’air.

Je fermai à nouveau les yeux, me pinçant l’arrête du nez afin de me calmer. Il n’était pas conseillé dans les parages lorsque j’étais agité et la dernière chose que je voulais à l’heure c’était faire du mal à Rose. Je me devais de me contrôler. Il le fallait. Je l’écoutais attentivement, rouvrant les yeux afin de fixer un point invisible, réfléchissant intensément. Je ne doutais pas qu’elle fût désolée, loin de là. Enfin peut-être que si. Je ne savais plus. N’était-elle pas une actrice ayant son heure de gloire il y a peu ? L’adage disait que les comédiens expérimentés revêtaient sans cesse un masque et je savais de quoi je parlais, étant dans le même cas. Sauf avec Rose. Elle était l’une des rares avec qui je me permettais de me montrer sous mon vrai jour, à découvert. Et que diable cela m’avait-il apporté ? Déception et douleur. Je comprenais mieux pourquoi j’avais jadis décidé de me tenir éloigné des tourments qu’entraînait une relation amoureuse véritable. Néanmoins, au-delà, je me prenais soudainement conscience, à force de l’écouter, de notre écart d’âge. Cela ne m’avait pas frappé immédiatement, mais treize ans était un sacré chiffre. Un gouffre que j’avais d’abord surmontable, à tort apparemment. Treize putains d’années. J’avais vécu, expérimenté et ne demandait dès lors qu’à me poser tandis qu’elle, débutait à peine sa vie d’adulte alors elle avait sans doute besoin de faire son lot d’expériences afin d’en prendre dans le crâne. Il était sans doute stupide de ma part de croire que nous partagions les mêmes aspirations. Je ne demandais qu’à fonder une famille alors qu’elle…je ne savais pas. Sûrement comme les jeunes de son âge, à s’amuser, profiter de la vie avant qu’il ne soit trop tard, avancer sans le poids des responsabilités qu’incombait une relation sérieuse avec quelqu’un de dix ans son aîné. Je me rendais compte qu’elle n’avait peut-être pas la maturité nécessaire pour cela. L’expression de mon visage s’adoucit, tandis qu’un mince sourire triste apparut sur mes lèvres. Ses amis avaient raison, une telle relation était vouée à l’échec. Ironiquement elle avait commencé par un mort, il fallait donc qu’elle se soldât également ainsi. « Rose… » je me raclai la gorge, afin de dégager cette boule qui s’était logée depuis le début de cette entrevue et dont le poids ne cessait d’augmenter en vu de ce que je m’apprêtais à dire « Je pense qu’il vaudrait mieux arrêter là, toi et moi…limiter les dégâts » Je m’humectais brièvement les lèvres, l’épousant d’un regard de tendresse « Ca peut pas fonctionner, nous sommes à un moment de nos où on aspire chacun à quelque chose de différent… » Je fis silence un moment, hochant légèrement la tête. On aurait dû le comprendre vu la manière dont les choses avaient commencé, un drame, un meurtre n’était pas franchement un très bon présage. « Et puis… » Je retins mon souffle un moment, sachant déjà le mal que lui feraient mes paroles. Le mal que cela nous ferait. « Et puis, je ne sais pas si j’ai encore confiance en toi… » Pour une personne qui avait tardait à croire aux gens et qui commençait peu à peu à m’ouvrir la jeune femme, cela avait eu un seul et unique effet, faire en sorte que je me referme telle une huître.