Knock knock.

Les yeux encore légèrement embués, les jambes croisées sous une table en vieux bois, David Copperfield à la main, je déguste tranquillement ma tasse de thé encore chaude. Rien de tel qu’un bon livre. Après avoir posé ce Dickens, que j’ai par ailleurs lu des millions de fois, et laissé le soin au lave-vaisselle de faire son travail, je fais enfin un petit détour par la salle de bain. Je me regarde longuement dans la glace, une expression de surprise s’installant sur mon visage. J’ai tellement changé. Physiquement du moins. J’ai l’impression d’être resté le même intérieurement, pour le meilleur et le pire. Je m’aime tel que je suis, sauf quand ma faiblesse prend le dessus. Je ne répéterai pas ce qui m’est arrivé, ni ne ferai le portrait de celle qui m’a lâchement laissé tomber. Charlotte, précisément. Elle était tel un poison. On me l’a injecté depuis un certain moment, mais mon corps ne peut plus s’en détacher. J’en viens même à me demander si une cure est possible parfois. Entendons-nous, une cure efficace. Lorsque je me regarde dans la glace, j’ai quasiment l’impression que ce n’est pas le cas. Ce n’est plus le cas, c’est trop tard désormais. Ma barbe a poussé négligemment, me changeant littéralement de ce que j’étais. C’est dingue ce que trois poils peuvent vous changer. Je m’arme de mon rasoir et trace nonchalamment de larges traits sur mon visage. En deux ou trois mouvements je retrouve mon apparence d’adolescent pré pubère. Remarque, ma nouvelle coupe me va quand même mieux. On dirait que je fais plus homme, on dirait oui. Enfin, tout est une question de gel et d’artifices. Changeons un peu et revenons à l’avant dernière coupe que j’avais, my beloved one. Finalement, trop de changement, ce n’est pas bien, pas vrai ? Je me déshabille et me glisse sous la douche.
Un sourire se dessine sur mes lèvres tandis que l’eau coule doucement sur mon corps et mes cheveux. Cette fois c’est à moi de jouer. Tu vas voir ce que c’est de souffrir.

Après m’être séché j’enfile une chemise, un jean serré bleu marine, mes richelieus noires et file chez la jeune demoiselle que j’avais décidé d’aller voir ce matin, un sac à besace sur mon épaule. Et si elle n’était pas d’accord ? Elle avait toutes ses raisons pour l’être, en un sens. Non ? Je haussais les épaules et prenait ma voiture. Après tout, je n’avais rien à perdre, surtout avec elle. Je m’arrêtais à un vulgaire magasin de bricolage, y achetai ce que je désirai y acheter, et continuai ma route jusqu’à la demeure de la demoiselle. Une fois arrivé je pris tout mon attirail, c’est-à-dire mon manteau, mes lunettes (car je trouve qu’elles me donnent un joli petit air), et mon sac comportant mon mac et un carnet de notes accompagné de son crayon à papier. Sans oublier mon petit cadeau.

Je sonnais, cachant un pot de fleur derrière mon dos, et patientais devant la porte. Pas besoin d’un bouquet de fleurs pour cette demoiselle, étant donné la superbe relation que nous entretenions tous les deux. Je n'étais pas son prince charmant après tout, ni même son ami, ou son frère. Un pot de fleur agrémenté d’une fleur (sinon, où serait l’intérêt, hein ?) était beaucoup plus approprié. Et puis après tout, celle-ci a toujours ses racines, elle vit toujours, et elle est autant porteuse d’espoir que de croissance et de succès potentiels. Du moins, beaucoup plus qu’une fleur coupée, prête à faner et à mourir.

Knock knock.

C’est assez drôle quand on y pense, lorsque mon esprit n’est pas confus pour le moins du monde, j’arrive à percevoir quelques émotions cachées chez les autres. Devant Charlotte, décomposé comme je me sens depuis ce foutu repas avec Elia, cela m’est presque impossible, je ne parviens pas à décrypter quoi que ce soit.
Chez Ambre, c’est l’inverse, pour cette fois en tout cas. Je reconnais une lueur de surprise dans son œil qui me fait doucement sourire. Sa réaction est légitime après tout, ce n’est pas comme si j’avais porté Ambre dans mon cœur tout ce temps. Je l’avais toujours vue comme une ennemie, étant la sœur détestée de Charlotte. Je ne l’avais jamais rencontrée, ni ne lui avait déjà parlé en réalité, mais nos échanges se résumaient à de petites phrases toutes plus ironiques et agressives les unes que les autres.

Je pensais qu’Ambre allait me parler, oser m'adresser la parole, mais à ma plus grande surprise elle me claqua la porte au nez et me laissa béant devant sa porte. J’étais assez confus, juste légèrement, mais suffisamment pour me rendre perplexe. Je souriais sans réellement sourire, comment j’allais donc m’y prendre ? Finalement la porte fut ouverte de nouveau, révélant de nouveau le visage d’Ambre. Elle m’adresse un mot, d’un ton aussi aimable que je ne me l’étais imaginé. D’ailleurs, je pensais que puisque je n’étais plus avec Charlotte, elle me serait plus agréable. Ce n’était pas comme si j’étais un très mauvais garçon, après tout… Certes mes paroles ont pu fuser, mais il faut dire qu’elle le cherche et qu’elle adore ça. J’en suis persuadé.

Quoi qu’il en soit, je percevais dans sa voix un ton dur, sec, m’annonçant qu’elle n’avait pas la plus grande envie de me parler. Je poussais un peu la porte, entreposais le pot de fleurs dans ses mains en soupirant un « Pas besoin de me remercier » et l’esquivais pour rentrer dans l’appartement. J’oubliais mes bonnes manières et déambulais dans son salon. Si elle cache un homme nu derrière son canapé, il sera bien vite découvert. Je ne découvre aucun homme, ni aucune femme derrière, mais plutôt un désordre général. Je jette un coup d’œil à mon hôte, si l’on peut la qualifier d’hôte puisque je me tape l’incruste, et la trouve bien différente des photos. Où est passée l'Ambre que j'ai pu m'imaginer ? A-t-elle seulement existé ou a-t-elle été une simple figuration de mon esprit ? Elle semble bien plus négligée que dans mes souvenirs photographiques. Je n’en pipe pas mot, pas pour l’instant, m’installe sur son canapé, et entretient une sorte de provocation, as usual. « Je veux bien un thé, s’il te plaît ». Je la regarde, arquant un sourcil, et attends patiemment, un petit sourire en coin suspendu à mes lèvres. « Et bien chaud aussi. » Tout cela m'amuse au plus haut point.

Knock knock.

Effectivement, je crois ne pas avoir passé un si bon moment depuis un sacré bout de temps. Finalement, mon petit côté casse-pieds n’avait pas réellement disparu. On aurait pu me croire changé, plus mur, plus adulte, mais au final je restais la même personne. Fidèle à soi-même. Je ne vois pas pourquoi j’aurais changé d’ailleurs. La seule chose qui avait changé en moi, c’était cette petite boule dans le fond de mon ventre. Ce n’était plus de l’adrénaline, ni même de l’amour, tout cela s’était transformé en une bile grasse, noire, que j’appelais l’amertume. Une très forte amertume me rongeait, et avait dévoré au passage le reste de conscience qui avait vécu dans mon cerveau jusqu’ici. Je n’ai jamais été très raisonnable en amour, Charlotte ayant été la seule copine que j’eus jamais eu. Ce n’était pas comme si nous avions connu un amour banal, j’avais réellement tiré le lot le plus gros à la loterie, j’avais pioché l’équation la plus difficile à résoudre. Finalement, je n’avais certainement pas été en mesure de la résoudre, les chiffres se sont envolés en courant, sans que je puisse vraiment les rattraper. Le temps emporte tellement de choses, l’amour, l’amitié, les souvenirs, la joie, la vie. Tout avait été gobé par l’horloge, nous menaçant de ses aiguilles, et ne nous laissant que de vulgaires miettes de pain rassis.

La douceur du canapé et surtout l’idée d’embêter Ambre m’amusait énormément, car pour une fois j’avais l’occasion de discuter avec quelqu’un sans prendre le risque de parler sérieusement, sans prendre le risque de me retrouver avec un paquet de problèmes sur le dos. Je pouvais dire n’importe quoi à Ambre, elle ne pouvait rien me faire. Et elle ne pouvait presque pas me blesser, après tout elle n’est pas mon amie. Mais elle pourrait l’être, subitement, pouf, abracadabra, que la magie opère. J’avais demandé une tasse de thé à mon hôte, bien chaude, et je la voyais prendre sur elle pour ne pas m’égorger, ce qui me plaisait en soi. Ça me faisait beaucoup rire. Je fus néanmoins surpris qu’elle ne me renvoie pas de manière express en dehors de son foyer. A sa place, je l’aurais envoyée bouler dès le début. Je suis d’autant plus surpris que la demoiselle obéisse à mon ordre, ou plutôt ma requête puisqu’il ne s’agissait pas réellement d’un ordre. Elle pose alors la tasse de thé sur la table, et j’en vois en sortir un petit sachet de thé. Elle l’a donc vraiment fait. Je la considère du regard et me penche pour observer la tasse d’un œil circonspect lorsque je l’entends m’annoncer que l’eau allait refroidir. « Joli paradoxe » lui dis-je avec un sourire avant de continuer mes propos. « Tu es telle que je t’avais imaginé». Il y a de cela longtemps, j’avais toujours considéré Ambre comme une garce, à vrai dire, désormais je la percevais plus comme un être humain doté d’un sacré humour qu’elle manipule parfois avec précaution et parfois sans mégarde.

« Oublie pas d’arroser la plante, bien-sûr » lui dis-je, prenant la tasse d’eau froide et commençant à la boire. Tout était une question d’oser, de rentrer dans son jeu. Le risque n’était pas très grand, il est convenable de l’avouer, mais quand même… De l’eau froide pour du thé. Quoi qu’il en soit, je laissais le silence s’installer et je l’observais patienter, et d’ailleurs peut-être pas si patiemment que cela. Je posais doucement la tasse vide de tout contenu sur la table, et observais Ambre avec un petit sourire en coin. « Comme tu l’as deviné, je ne suis pas venu pour rien, ceci n'est pas une visite de courtoisie. Je suis venu pour passer une alliance avec toi. » J’observais sa réaction et rajoutais ce qui suit, lâchant la bombe. « Une alliance contre Charlotte. »