Ces derniers temps, j'avais un horaire hyper chargé comportant bien peu de temps mort. Entre l'équipe de football et les entraînements, les quelques jardins à entretenir, mes heures de repas et de sommeil ainsi que l'étude que je devais consacrer pour chacun de mes cours à l'université, je n'avais plus beaucoup de temps pour moi. Je sortais rarement pour danser - ce que je pouvais faire l'an dernier, lors de mon année sabbatique. En quelques sens, cela me plaisait. J'aimais m'occuper l'esprit et être sollicité de toutes parts. Cela avait toujours été dans ma nature d'aimer être dans le feu de l'action, de ne pas rester assis à attendre que quelque chose se produise dans ma vie. À ma simple existence, la passivité était un mot étranger. Bien entendu, ce lot d'activités apportait aussi son lot de solitude. Le vieux loup ermite reprenait du service. Je n'étais pas contre ça. C'était ma nature qui me regagnait peu à peu. Je me retrouvais seul avec moi-même, seul dans un monde isolé de bien des problèmes. Maintenant que j'avais enterré mes angoisses et fait définitivement le deuil de mon passé, la solitude était encore plus agréable. C'était tout de même ironique quand on y réfléchissait: avec tant à faire, tant de personnes qui croisaient ma route, je n'avais jamais été si seul depuis mon arrivée à San Francisco. La vie et ses paradoxes. Mais bon, si cela faisait de moi un homme heureux, mes proches n'appréciaient pas trop. Par exemple, depuis le début du déménagement, je m'enfermais souvent dans ma chambre pour faire des travaux en évitant d'aller engager la conversation avec mes autres colocs. En plus, je passais énormément de temps à l'extérieur de l'appartement ce qui ne facilitait pas les rapprochements. Néanmoins, je ne m'en faisais pas de ce côté: j'étais sûr qu'on finirait par trouver le moyen de s'asseoir et discuter. Sauf qu'en ce moment je n'en avais pas le temps et l'envie.
En fait, ce qui me plaisait le plus de cette solitude nouvellement retrouvée, c'était de m'éloigner le plus possible de mes problèmes. Parce qu'être seul, cela implique que personne n'essaie d'aller jouer dans votre tête pour savoir ce qui vous travaille, vous ronge. Je ne pouvais pas dire que j'étais d'un moral à tout casser. Je tenais le coup, je n'étais pas malheureux, mais j'avais connu de meilleurs jours. Il serait faux de dire que les derniers évènements avec Denver ne m'avaient pas touché. J'évitais, la majorité du temps d'y songer, mais parfois, sans que je le veuille, il m'arrivait d'y penser. On avait mis fin à tout type de relation. On, je dirais plutôt je, car j'étais le plus en accord des deux. Je n'étais pas au point de regretter mes décisions, mais elle me manquait. Elle n'était pas n'importe qui pour moi. Je ne pouvais pas l'oublier du jour au lendemain. Toutefois, j'estimais que le dossier Denver était réglé et que je n'y retoucherais plus, n'en reparlerais plus avant longtemps. Je pouvais parfois m'ennuyer de sa présence, mais je le faisais en secret, car en gardant les choses pour moi, j'accroissais les chances que ce manque diminue de plus en plus ce qui aurait été le contraire si j'en aurais parlé: ça l'aurait surenchéri. Or, chaque choix vient avec ses conséquences. Résultats: j'éprouvais des difficultés à m'endormir. Par le passé, c'était à cause des cauchemars de mon enfance et maintenant, c'était à cause de mes pensées pour mon ex. Je n'en sortirais donc jamais. J'avais presque tout essayer: je suis allé faire mon jogging nocturne, j'ai pris une douche froide, j'ai essayé de m'endormir, mais rien n'y fit. L'envie d'ingérer des somnifères ne me vint pas: je ne voulais pas en faire une mauvaise habitude. Vaincu dans chacune de mes tentatives, j'optais pour une nuit écourtée et décidai d'aller prendre une marche dans San Francisco.
Cela devait faire au moins quarante-cinq minutes que je marchais. J'étais déjà rendu dans l'Ouest de la ville, là où je vivais initialement. C'était l'une de mes parties préférées de SF. J'aimais y revenir. En plus, tout était si tranquille à cette heure-là. À un feu de circulation, je vis une petite affiche fluorescente briller au loin. Sur celle-ci, il était écrit «Irving Street Cafe, ouvert 24h». L'envie de me prendre une boisson chaude me vint immédiatement vu la température. On était peut-être en Californie, mais nous, fiers résidants du Sud, ne pouvons tolérer les températures environnant les 10°C sans un kangourou et des sweat pants. Je me rendis ainsi à l'intérieur du petit restaurant à l'éclairage étrangement lumineux dans cette noirceur de la nuit. Je me pris un café bien noir et pris une table, au fond, seul. Dehors, quelques autos attendaient au feu rouge.
Etre stressée et terriblement en retard était désormais dans mes cordes. Ça faisait dorénavant partie entière de moi. Cette fois, c’était pour un rendez-vous nocturne de dernière minute, non pas en relation avec le travail mais presque. Disons que, 72 heures plus tôt, Emi m’annonçait la date de la cérémonie de son mariage ainsi le fait que j’étais demoiselle d’honneur. Je n’avais jamais été demoiselle d’honneur. Je ne savais pas en quoi cela consistait exactement. Je pense qu’aux yeux des gens, ce petit job ayant pour durée limite une journée, était bien trop de responsabilités et tout le monde sait que les responsabilités bien trop importantes n’était pas faites pour moi tant que ces dernières ne touchaient pas à mon travail. C’est vrai que quand on y pense, si il y a bien quelque chose sur Terre dans lequel je m’investis à cent pour cent, c’est bien mon travail. Ça me rappelle quelque chose que j’avais entendu à la radio l’autre soir quand j’avais la tête plongée dans mes dossiers. Un auditeur avait ressortit une célèbre citation de John Lennon, qui disait : « Le travail, c’est la vie et sans lui il n’y a que peur et insécurité. » et je n’échappais pas à la règle. La photo, c’était bien plus qu’une simple passion; non, je voyais ça comme une échappatoire à ce monde qui m’entourait et dont je ne parvenais toujours pas à m’intégrer. M’enfermer sur moi-même, me noyer sous la paperasse et les clichés, c’était comme un moyen d’expression. C’était ma manière de rester en retrait.
Pour en revenir aux responsabilités de demoiselle d’honneur que je considérais plus comme mon boulet personnel le temps d’une journée, j’avais décidé de plus ou moins m’investir. Je ne supporterai pas de gâcher ce qui est censé être le plus beau jour de la vie de certaines personnes. Instantanément, je m’étais proposée de soudoyer un des créateurs les plus en vogue du moment, qui par ailleurs, était en relation avec le magazine pour lequel je travaillais afin de dénicher les plus jolies robes à même de dessiner à la perfection les formes de chacune mais aussi de servir de chauffeur pour le week-end d’enterrement de vie de jeune fille improvisé à Las Vegas. Etre le chauffeur d’une bande de fêtardes invétérées incluait le fait d’être entièrement sobre quoi qu’il arrive pendant toute la durée du voyage et pour être honnête, ça ne m’avais pas vraiment gêné. Je devais avouer que ce week-end, l’enthousiasme n’avait pas été à son comble. J’avais du quitter la ville en guerre civile avec mon "petit ami" pour une énième fois. En ce moment, nous étions en conflit permanant. Les raisons? Je ne m’en souvenais pas vraiment. A force de bifurquer sans cesse sur les défauts de l’autre, nous avions perdu le fil de la véritable cause de nos chamailleries et multiples humiliations. Histoire d’en rajouter une couche, Denver, avec qui je vivais depuis peu n’était pas au paroxysme de sa forme habituelle. Je ne demandais plus pourquoi, non pas parce que j’y étais indifférente, mais plutôt parce que j’avais l’impression d’écouter le même vieux disque rayé à chaque fois qu’elle se confiait à moi. Les raisons étaient toujours les mêmes, innombrables mais identiques. L’écouter n’était pas une corvée mais disons que plus elle en disait, plus je me sentais inutile. J’aurai aimé pourvoir l’aider et la réconforter comme il se devait, seulement, j’étais aussi réceptive qu’une branche de céleri. Les relations amoureuses conflictuelles étaient une sorte de bête noire pour moi, c’est pour ça que j’évitais au maximum la confrontation, ce que ne cessait de me reprocher Drew, et que je me contentais de répondre à mon amie des « Je te comprends. » ou encore des, « Mh. ». Je la comprenais vraiment, je l’avais vécu quelque temps auparavant mais il était encore trop tôt pour que je fasse partager mes déboires amoureux m’ayant poussés à toucher à tout afin de m’anesthésier contre une quelconque douleur. Je la comprenais, mais j’étais impuissante face à toute cette souffrance. Tout ce que je pouvais lui conseiller, c’était du temps. Du temps pour qu’elle tire un trait sur son étalon texan, car même moi, je savais qu’il ne reviendrait jamais.
La sonnerie de mon portable posé sur le siège passager de ma voiture me sortit de mes pensées. J’ignorais depuis quand j’étais arrêtée à ce feu rouge mais ça m’avait semblé être une éternité. Sans attendre et malgré la loi qui l’interdisait je me saisis de mon portable à l’aide de ma main libre avant lire l’aperçu du sms qui y était affiché. Le créateur avec qui j’avais rendez-vous venait de me planter; comme si cette journée n’avait pas été assez merdique, il me restait désormais 24 heures chrono pour trouver quatre robes mauves dont un mini modèle pour Thalia, la fille des futurs mariés. Une couche de stress à ajouter à celle que m’imposaient quotidiennement mon boss, Denver, Drew et l’automobiliste juste derrière moi…
Tout en sursautant, je lâchais mon téléphone qui tomba à mes pieds, près des pédales. Chouette. Le feu venait de passer au vert et sans réfléchir, j’appuyais sur l’accélérateur. Je errais en voiture dans les rues de San Francisco et ce, sans aucun but excepté celui d’éviter de rentrer à la maison, qui au passage était devenue un mi-champ de bataille, mi-no man’s land. Ce soir, c’était Denver et Drew vs. la caféine et cette dernière l’avait emporté haut la main. Je roulais vers l’Ouest en direction d’un de mes endroits préférés de la ville.
L’Ivring Streer Cafe. Malgré l’heure, les habitués étaient toujours présents, toujours bruyants, toujours à demander un dernier verre qui au final ne l’était jamais. Comme à son habitude, le récemment ouvert petit café ou encore fast food était bondé. En peu de temps, il était parvenu à acquérir une clientèle fidèle et régulière dont je faisais désormais partie. J’avais poussé les portes et mes tracas étaient restés en dehors de cet endroit. Cette sensation de sécurité que m’offrait ce lieu, je ne la retrouvais nulle part ailleurs, même pas chez moi ni au studio. Rapidement, je balayais le café des yeux avant de reposer mon regard sur une table. Elle se distinguait de part son éloignement mais aussi de son occupant. Je le connaissais. Plus que bien d’ailleurs. Je baissais rapidement les yeux de peur qu’il ne lève les siens puis finit par avancer en sa direction. Cette fois, je n’avais pas envie d’éviter la confrontation, car ça en valait vraiment la peine. J’arrivais finalement à sa hauteur et lui avait toujours le regard vide plongé dans le liquide foncé qui remplissait sa tasse. Reflexe débile, je fis racler ma gorge pour signaler ma présence. Rien y fit. Il semblait captivé par sa tasse de café. Je pris une inspiration avant de finalement m’adresser à lui.
- Tu crois qu'il y a de la place pour moi ici?
Domenico. Je ne lui plus avais vraiment parlé depuis sa rupture avec Denver. La situation était bizarre. Il semblait s’être renfermé sur lui-même depuis ce jour là et quant à moi, ce n’était pas dans ma nature de brusquer les gens et de les obliger à me parler. J’ignorai si il en avait envie ou si il allait m’envoyer me faire voir mais je l’appréciais. Et pour être honnête, il me manquait. Son humour et sa bonne humeur me manquaient. Il était comme la photo, très adictif. Il ajoutait une touche de douceur à ce monde de brute alors quitte à me faire jeter… Il valait la peine que j’essaye de me faire pardonner. Pardonner de l’avoir laissé tombé.
Je me suis toujours demandé si j'avais le bonheur facile. Avec l'âme d'un pessimiste en moi, chaque petite victoire ne paraissait jamais faire mon bonheur. J'avais cette manie de regarder le verre à moitié vide au lieu de le voir à moitié plein. Je n'étais pas encore à 100% guéri de ma douloureuse expérience même si je m'en approchais. J'allais toujours rester à l’affût du moindre détail qui pourrait faire tout foirer. Je ne pourrais jamais dormir sur mes deux oreilles en sachant que le bonheur était malheureusement éphémère. J'avais goûté jeune aux sentiments de l'impuissance, l'échec et de la fatalité: jamais je ne pourrais ressortir comme tel après ce qui m'était arrivé, malheureusement. Et pourtant, si je me comparais à l'être humain moyen de cette terre, je pouvais considérer que ma vie était quasi parfaite. Premièrement, je n'étais pas sous le seuil de la pauvreté - bien que mon compte bancaire fait des soubresauts à chaque fin du mois -, j'avais accès à de l'eau potable comme bon me semblait - et à peu de frais -, j'avais un toit sous lequel vivre, je pouvais m'habiller, me nourrir correctement, je ne vivais pas dans des conditions insalubres, dangereuses pour ma santé, etc. En bref, j'avais tout ce que j'avais souhaité depuis que j'avais quatre ans. Mes conditions primaires de survie étaient remplies. Bien bien des gens de San Francisco - comme beaucoup de personnes vivant en Occident - n'avaient pas conscience de cet important acquis, ce qui n'était pas mon cas. Je savais la chance que j'avais, mais cela ne semblait pas suffisant. J'en voulais plus.
À un deuxième niveau, sur le plan émotif et intellectuel, j'avais des personnes merveilleuses dans ma vie sur lesquelles je pouvais compter en cas de besoin, j'avais été adopté par des parents aimants et affectifs qui ont veillé à ce que je ne manque de rien durant toute ma jeunesse, j'avais été envoyé dans des écoles pour parfaire le citoyen en moi - juste d'y avoir accès, c'était une vraie chance - , j'étais libre de faire ce qui me plaisait...bref, encore une fois, je n'étais pas à plaindre. Néanmoins, ce n'était pas assez. Peut-être était-ce mon côté trop ambitieux et pessimiste qui rentraient perpétuellement en collision qui malmenaient mes états d'âme? Après tout, on est responsable de son propre bonheur. À vrai dire, j'étais de ceux qui cherchaient l'excellence absolue, rien de moins. Pour moi, le bonheur, c'était un tout et non l'amalgame de petites joies. Le moindrement, s'il manquait un élément pour parfaire ce bonheur, je n'étais pas content. Grace disait que je me faisais la vie dure. Elle n'avait pas tort à ce sujet. J'imaginais que si j'étais aussi exigeant envers moi-même, je devais exiger la même chose à mes proches. En y repensant, cela devait être bel et bien le cas. J'avais peu d'attentes envers les gens que j'aimais, mais quand ils faisaient un faux pas, j'arrivais difficilement à les pardonner. Je me disais que si j'aurais été à leur place, j'aurais réfléchi ou agi différemment. Ainsi, j'en venais à une conjecture stipulant que si j'étais capable d'avoir pensé à agir autrement, ils auraient pu en faire autant. Mais tout le monde n'était pas comme moi. Tout le monde ne s'était pas donné la mission de sauver le monde. Ça, c'était quelque chose que je n'avais pas encore compris.
Comprenant maintenant comment je pouvais être, moi aussi, un fardeau pour mes proches, je sus pourquoi je m'étais aussi bien plu dans ma solitude adolescente: la seule personne qui subissait mes exigences et mes foudres, c'était moi-même et personne d'autres. Maintenant, c'était différent. Je cherchais à rendre les autres heureux, mieux dans leur peau, pas leur causer de soucis supplémentaires. Enfin, assis devant ma tasse de café, je savais qu'il n'y aurait rien que je puisse changer ce soir ni dans l'immédiat. Impuissant, je méditais profondément sur mes pensées, un mouton noir au-dessus de ma tête. Une voix m'extirpa cependant de mes réflexions. Je levai la tête de biais en reconnaissant Constance. Notre dernière conversation au téléphone n'avait pas été des plus sympathiques. Je m'étais emporté, elle m'avait lancé des pics, j'avais été bête et elle m'avait fait la morale. Nos rapports étaient plus tendus depuis que Denver avait emménagé chez elle. Nous n'étions plus aussi proches qu'avant, malheureusement. Je ne lui demandais pas de choisir de camps, même si le contexte l'obligeait un peu. Après tout, ce qui s'était passé entre mon ex et moi n'avait pas interféré dans ma relation avec Constance - même si, contre toutes attentes, ce fut le cas- . Je n'aimais pas me prendre la tête avec les gens que j'appréciaient, dont elle faisait partie. D'ailleurs, c'était la première fois qu'elle et moi avions haussé le ton l'un envers l'autre. Il valait mieux enterrer la hache de guerre le plus tôt possible pour éviter que cette histoire traîne.
On dit toujours que les choix que l’on fait définissent en quelque sorte la personne que nous sommes. Ils nous rangent inconsciemment dans un groupe ou une catégorie de personnes. De mon point de vue personnel, je ne trouvais pas que j’avais fait un choix tranché et réfléchi entre Domenico et Denver. Je n’avais pas fais de choix et je ne me souvenais pas m’être posée le temps d’un instant afin d’y réfléchir le temps d’une seconde. J’habitais certes avec Denver aujourd’hui, cela ne m’avais pas contraint à me ranger de son côté jusqu’à la fin des temps. A aucun moment, il n’avait été question de pacte ou de choses semblables et susceptible de s’y rapporter. Dom n’avait jamais été l’ennemi. Cependant, ma cohabitation avec Denver nous avaient rapprochées elle et moi, très rapidement, c’était devenue ma plus fidèle amie. Certainement la meilleure d’entre elles et par conséquent, je passais beaucoup plus de temps avec qu’elle qu’avec Domenico. Je prenais moins de nouvelles car je ne voulais pas avoir de compte à rendre à quiconque -car, je ne vous le cache pas, le fait que j’étais restée en contact avec Domenico avait pu surprendre ma colocataire au tout début- et ensuite, j’avais peur qu’en me retrouvant face à lui, le sujet «Denver» vienne subitement se mettre sur le tapis. Je voulais éviter ce genre de situations plus que gênantes qui avaient le dont de me faire sortir d’énormes bêtises.
Après quelque secondes qui m’avaient parues être des heures, Domenico, toujours face à sa tasse de café, me répondit sur un ton assez… Domenico en fait, que je pouvais m’assoir. Sans rien ajouter, je m’exécutais tout en me débarrassant de ma veste désormais superflue dans ce café beaucoup trop surchauffé. La présence d’autant de personne dans un même endroit pouvait certainement en jouer… Là n’était pas la question. Je posais les yeux sur mon ami, qui lui, n’avait pas daigné relever les siens quand je m’installais face à lui. Avec le temps, je m’étais habituée à son habitude passive et j’avais finis par ne plus lui en tenir rigueur. Ses traits étaient neutres mais quelque peu tendus et trahissaient une légère once d’agacement. Il devait certainement penser que j’étais là pour lui lancer une nouvelle vague de pics ou encore venir plaider la cause de mon amie, hors, ce n’était pas le cas. J’avais juste envie ou plutôt besoin de savoir comment il allait, espérant que sa réponse serait affirmative, histoire de me donner bonne conscience. Dis comme ça, ça pouvait paraître quelque peu malhonnête mais je ne voulais pas que le mauvais épisode d’Octobre se répète. Prenant sur moi, j’engageais a conversation.
«Alors… Comment tu vas depuis?»
Question qui pouvait paraître bateau et sans grande importance, seulement, je ne tenais pas à lui affliger le récit à la fois long et pénible de ma journée de demoiselle d’honneur. Ça serait un vrai supplice auditif autant pour lui, que pour moi. Je ne détachais pas mon regard de mon ami, tripotant nerveusement mes doigts en attendant une réponse avant d’enchaîner.
«C’est marrant de te voir ici, parce que figure toi que je pensais justement à toi tout à l’heure et…»
Je me tus. La nervosité avait pris le dessus et comptais m’emmener dans un délire que ni lui, ni moi serait à même de pouvoir suivre. Quand on y pensait, j’avais toujours eu tendance à être fidèle en amitié, à avoir une oreille attentive à leur chagrin et à leur joie, à ne pas les laisser tomber quand ils traversaient une période plus ou moins difficile, seulement avec Domenico, j’avais le sentiment de ne pas avoir assuré et maintenant, j’étais couverte de honte, j’ignorais moi-même comment j’avais pu m’installer face à lui comme une fleur, comme si rien ne s’était jamais passé. Agacée par moi-même, je soupirais avant de reprendre la parole.
«Écoutes, je suis désolée pour la dernière fois au téléphone, mais j'ai laissé mon impulsivité prendre le dessus... Et je suis aussi désolée de ne pas avoir été là pendant tout ce temps et de ne pas avoir remplis mon job d’amie correctement. Je m’en veux énormément…»
Je baissais les yeux sur mes mains, toujours aussi agitées, tellement agitées qu’on aurait cru que mes pouces se livraient une bataille sans merci. L’atmosphère nuisible du bar s’était finalement transformée en un simple bruit de fond, comme si j’étais dans une bulle, et j’inspirais, attendant une réponse.
Je m'en voulais vis-à-vis Constance même si j'avais plutôt l'air remonté contre elle en ce moment. À vrai dire, je m'en voulais de n'avoir pas forcé les choses comme il se fallait. Lorsque j'avais décidé de mettre fin à toute forme de relation avec Denver, jamais je n'avais souhaité en faire autant avec sa colocataire. Pourtant, c'était presque ce que j'avais fait quand on y pensait: je prenais moins souvent de nouvelles, les invitations à sortir avaient diminué et je m'étais renfermé un peu plus. Étrangement, je m'étais mis à considérer Constance comme une menace. Bêtement, j'en avais conclu qu'elle avait choisi le camps de Denver et que si elle en savait un tant soit peu sur moi, elle irait lui raconter. Notre dernière conversation au téléphone avait d'ailleurs renforcé ce sentiment de méfiance. Alors, j'avais préféré agir de la sorte pour assurer mon derrière. Au lieu d'essayer d'aller voir plus loin, mon pessimisme avait pris le dessus en me faisant croire que mes illusions étaient la réalité. Néanmoins, ayant pris du recul vis-à-vis la situation, je voyais qu'elle avait seulement tenté d'être une bonne amie pour elle autant que pour moi. En plus, je l'avais mal jugé: j'avais toujours su que Constance n'était pas du genre à aller bavasser mes moindres faits, gestes et dires surtout si je voulais que cela reste secret. Mon manque de jugement devait être le reflet que je ne savais plus vers qui me tourner ces derniers temps. Denver, étant la personne en qui j'avais eu le plus confiance, avait été celle qui l'avait trahie par deux fois. Maintenant, je redoublais de méfiance et je voyais que j'étais dans le tord. Il faudrait que j'arrête de laisser de vieux trucs avoir de l'incidence sur mes relations avec les autres.
Ainsi, je lui avais fait signe de s'asseoir, peu invitant, je le concède. Même si je m'en voulais énormément de ne pas m'être assez battu pour garder notre amitié intact, une part de moi-même lui en voulait de ne pas en avoir fait autant. Je ne pouvais pas affirmer que j'étais en colère contre une, mais c'était plus de la déception. Je savais que je n'avais pas assuré, mais parce qu'elle ne l'avait pas aussi, nous avions pris nos distances: nous avions laissé un fossé s'installer entre nous alors qu'il n'y aurait jamais dû en avoir. Gardant mes yeux sur la tasse, je la vis tout de même du coin de l'oeil se débarrasser de sa veste et s'installer en avant de moi. Quoiqu'elle fasse, je trouvais qu'elle avait toujours cette façon de capter l'attention autour d'elle, de rendre l'éclairage plus étincelant et les couleurs plus éclatantes. Elle était comme un aimant qui attirait toutes les paires de yeux en sa direction. Peu importe mes sentiments envers elle, elle arrivait encore à me fasciner par sa présence. À chaque fois que je me retrouvais à ses côtés, j'avais l'impressionner de jouer dans un film, car chacune de ses paroles, de ses gestes, de ses tics et de ses regards étaient vibrants d'intensité. Elle avait sa façon à elle de rendre un moment plus dramatique, plus heureux ou plus comique. Je ne m'attendais à rien de moins pour ce soir. J'avais envie d'avoir à affaire à du «Constance». Après tout ce temps, ça m'avait manqué.
Elle me demanda comment le moral allait. Je levai lentement le regard vers elle et me calais sur la banquette.
- Il y a longtemps que je ne me pose plus de questions quant à mon moral, répondis-je d'une voix basse, mais bien audible. Mais je crois que la bonne réponse à cette question est «que je vais bien.» Voilà, c'est dit.
Cela pouvait paraître arrogant, mais ce ne l'était pas du tout. J'avais dit la vérité en affirmant que je ne me posais pas la question à savoir si j'allais ou pas. Il me semblait que cela me prenait anormalement plus de temps que les autres pour en arriver à donner ma réponse finale. Je considérais trop de facteurs et par conséquent, cela m'amenait à réfléchir sur des trucs que je préférais ignorer. Généralement, je n'y pensais pas ou quand on me posait la question je répondais «oui» pour éviter qu'on passe trop de temps sur mes humeurs. Enfin, bref, j'allais lui demander comment ça allait comme le veut la formule de politesse, mais elle m'en empêcha. Elle lâcha un truc pas naturel du tout qui forçait la conversation. « C’est marrant de te voir ici, parce que figure toi que je pensais justement à toi tout à l’heure.» Ce n'était pas un peu cliché cette phrase? En tout cas, cela ne ressemblait pas du tout à la Constance que je connaissais. Là, elle me paraissait nerveuse ou agacée, difficile à dire lequel des deux c'était. Elle dût s'en rendre compte elle-même puisqu'elle s'interrompit. Ma seule réaction face à cette phrase fut un haussement de sourcil signifiant «Ouais et alors?». Je ne voyais pas vraiment où elle venait en venir et je n'étais pas prêt à ouvrir la bouche le premier pour la démêler de cette affaire. Elle finit par prendre une grande respiration et s'excusa pour ne pas avoir été une bonne amie et pour la conversation au téléphone. Voyant qu'elle ne savait pas quoi faire de ses mains, je posai les miennes sur les siennes et attendis qu'elle croise mon regard.
- Tes excuses sont acceptées, affirmai-je doucement en caressant doucement le revers de ses mains avec mes pouces, mais je crois que je devrais être celui qui s'excuse. D'abord, pour m'être emporté au téléphone, mais aussi parce que je n'ai rien fait pour éviter qu'on s'éloigne. Je savais que cela arriverait, mais je n'ai rien fait parce que j'ai préféré me convaincre que tu t'étais rangé dans un camps...
Je m'interrompis en méditant sur ce que je venais de dire.
- C'est stupide, repris-je. Il ne devrait même pas y avoir de camps... Je vois combien la situation est puérile, tout comme mes actions dans cette histoire, et cela ne m'empêche pourtant pas d'agir de la sorte. J'arrive encore à me décevoir.
Mes yeux s'attardèrent quelque peu sur nos mains jointes et revinrent tranquillement vers Constance, lourds de sous-entendus.