HISTOIRE !

BOSTON - 10TH DECEMBER 2006
Se regarder dans le blanc des yeux. Encore et encore, dans un continuel défi qui ne trouvait de fin à cet instant précis. Muet, il restait muet, indéfiniment muet, imperturbable. Pas envie de parler… bien qu’il se murmurait que ce soit sa chance de sortir d’ici sans encombre. Quand on rentre ici en étant un jeune chieur, on ne change définitivement pas… et le voilà toujours aussi jeune chieur, à quoi ? Vingt et un ans ? Cette provocation habituelle, cette verve dont il était capable quand il s’agissait de défier la marque d’autorité qui se dressait devant lui. Aujourd’hui, c’était ce type. Dégarni, lunettes, air de « je te sonde dès que je pose les yeux sur toi, je vois tout, appelle-moi grand Manitou » qui n’arrangeait rien aux choses. Silence. Silence. Encore et toujours, il semblait durer depuis de longues minutes, qui s’étaient peu à peu alignées en heure. Tant pis. Peu importe… comme l’un, comme pour l’autre visiblement. Et pourtant, voilà que l’intello à lunettes relevait les yeux vers l’horloge qui était fixée sur le mur derrière le jeune homme qui lui faisait face.
« Tu sais Blake. Tu es mon seul rendez-vous de la journée… »
Il croisait à nouveau le regard du jeune homme, voyant sans surprise un petit air de défi dans celui-ci. Puis finalement, le dénommé Blake se contenta de hausser les sourcils, dans un air qui voulait dire « qu’est c’que j’y peux si tu t’acharnes, papi ? ». C’est vrai quoi ? Qu’est-ce qu’il avait à s’acharner avec ce jeune crétin ? C’était pas son avenir à lui qui était en jeu dans ces quelques heures de consultation.
« Moi qui croyais avoir lu dans ton dossier que tu comptais sortir d’ici pour passer à autre chose. »
Et voilà que dans une première provocation, le type se levait, contournant son siège dans la volonté de rejoindre son bureau et d’y déposer l’encombrant dossier qu’était celui du gamin irrespectueux qui lui faisait face. Il n’avait que trop souvent traité avec ce genre d’idiots, il savait très bien que ce gamin allait finir par se reprendre… ou du moins, l’arrêter dans son mouvement par quelque parole que ce soit, avant qu’il n’ait laissé tomber le dossier avec nonchalance sur le bureau.
« Alors quoi ? J’dois parler de tous mes p’tits problèmes à un psy pour qu’il voit si j’suis en état de sortir ? »
Lucky guess, monsieur le psy. Il n’afficha pourtant aucun air de victoire, se contentant de river à nouveau son regard sur Blake. De la provocation. Encore et toujours, la même rengaine, les mêmes blablas qu’il entendait une bonne centaine de fois par semaine. S’ils savaient, peut-être qu’ils chercheraient à se renouveler, tous ces gens. Sans rien dire, l’homme vint se rasseoir, reposant le dossier sur ses genoux, haussant les sourcils sans ciller du regard.
« C’est une idée.
Tu croyais pouvoir sortir de là parce que tu l’as demandé gentiment ? »
Un soupir las de la part du jeune homme, tandis qu’il levait les yeux au ciel, comme dans une tentative d’échapper au regard vrillant du psychiatre qui lui faisait face.
« Ouais, j’ai volé une voiture quand j’avais dix-sept ans et aujourd’hui encore, j’en paye le prix en me retrouvant toujours dans cette prison après trois ans… »
Pauvre victime du système social. Pinçant légèrement les lèvres, le psy ouvrit le dossier qu’il avait devant lui, baissant les yeux pour le regarder et en lire les premières lignes.
« Vol de voiture certes, vol à l’étalage également, outrage à agents, résistance face aux forces de l’ordre, violence au sein de l’établissement. Je dois continuer ? »
Toujours cette même capacité à répondre, merci les dossiers magiques qui donnent du répondant ! Blake haussa les sourcils, avant d’avoir un haussement des épaules qui semblait accorder au type qui lui faisait face que finalement oui, il les avait peut-être mérité ces trois ans dans cette maison de redressement et que, peut-être… monsieur le psy gagnait un point de ce côté-là.
« Alors… Blake Christopher… Lewitt. Né à Boston. Une mère originaire de la région et un père… inconnu. Date de naissance, le 2 mai 1985. Tu as grandi le plus normalement du monde, bien que tu aies côtoyé les quartiers peu fréquentables de Boston… »
« Ma mère faisait comme elle pouvait… »
Interrompu, il venait tout simplement d’être interrompu. Sans un mot mais avec un regard qui en disait long, le voilà qui relevait le regard vers Blake, le vrillant encore un instant avant de reposer ses yeux sur le dossier qu’il avait devant lui.
« Tu as toujours eu d’excellentes notes à l’école, malgré ton absentéisme, visiblement pas uniquement du à ta volonté… Beaucoup de tes professeurs ont insisté auprès de ta mère pour te faire tester au niveau du quotient intellectuel. Mais elle n’a jamais rien voulu savoir… »
Il savait tout sur tout, si bien que rapidement, Blake sentit un léger malaise s’immiscer en lui. Cette mère passée au crible, la seule qui s’était démenée pour lui, celle qui s’était saignée pour ne pas avoir à perdre ce fils qu’elle aimait tant. Elle bossait de jour dans un petit restaurant minable et de nuit dans une boîte pas franchement fréquentable. Il n’avait jamais rien reproché à sa mère, incapable de la juger pour toutes les tentatives qu’elle avait pu avoir pour lui donner une belle vie, ou du moins, une vie décente. Il s’était contenté de détester un fantôme, un type qu’il n’avait jamais connu et qui n’avait jamais voulu le connaître d’ailleurs.
« L’adolescence, ou l’âge des faux pas… Voilà que tu sèches les cours, mais tu n’abandonnes pas les études… Pourquoi ? »
Pourquoi ? Une question que sa mère lui avait déjà posée quand elle avait remarqué que son fils unique faisait plus souvent l’école en mode absent que l’école tout court. Il ne savait pas, peut-être pour se laisser une porte ouverte. Comme seule réponse, le jeune homme se contenta de hausser les épaules, conscient qu’à présent, ça n’avait plus la moindre importance. Voyant l’air qui marquait le visage du jeune homme, le psy reprit :
« Tu as eu des fréquentations peu recommandables, mais ce que je trouve honorable, c’est que tu ne t’es jamais drogué… quelques conneries et puis finalement une seule… A dix-huit ans environ, tu te retrouves devant les juges. Trois ans de mise à l’épreuve dans cette maison de redressement. Et voilà que tu y es, à la fin de cette longue épreuve… et tu te contentes de hausser les épaules et d’avoir l’air… absent. »


C’est dans cette ville de la côte Ouest des Etats-Unis qu’est San Fransisco qu’il avait finalement décidé d’élire domicile. Il avait pris le bus, fait du stop, sur une sacrée trotte depuis Boston qu’il avait finalement pu quitter. Le psychiatre du camp de redressement avait jugé qu’il ne représentait pas un danger pour la population autour de lui et le voilà donc, deux mois plus tard, tomber sur un boulot de serveur au milieu de San Fransisco. Il ne pouvait pas vraiment attendre plus, puisqu’il avait d’abord un casier judiciaire pas franchement reluisant et qu’en plus, il n’avait même pas ses diplômes de fin de lycée. La honte, lui qui à une certaine époque avait eu plus d’ambition que ça…

SAN FRANSISCO - 30 NOVEMBRE 2009
« Bonsoir... je m'appelle Blake... et je n'ai pas bu une goutte d'alcool depuis un mois et demi. »
Dure épreuve, s'il avait su. En trois ans, il avait eu le temps d'en connaître des péripéties, tout comme il avait eu le temps de changer, de grandir. Il était loin le gamin qui avait eu des déboires avec la justice. A présent c'était l'homme qui se trouvait là, celui qui avait eu à faire face à la réalité, sous sa plus cruelle forme.
« J'ai... j'ai commencé à boire il y a un an, environ... Après le décès de ma petite amie dans un accident de voiture... Je pensais que c'était ce qu'y avait de mieux à faire... pour oublier. Mais... » Son regard s'était relevé sur l'assemblée autour de lui, celle d'un groupe qu'il aurait préféré ne jamais côtoyer dans sa vie, comme aujourd'hui il aurait préféré ne pas avoir à raconter à toute personne qui cherche à en savoir sur lui des trucs du genre "j'ai été en maison de redressement, de mes dix sept à mes vingt et un ans et la seule chose qui m'a permis de sortir de ce trou à rat, c'est la mort de la mère". « Mais j'ai compris que ça ne faisait qu'empirer les choses... ramener la douleur. Alors je suis venu ici... dans ce centre » Un léger ricanement ironique. « Pas franchement persuadé que les gens ici pourraient m'aider. »
Et finalement, voilà où il en était aujourd'hui. A boire du jus d'orange aux soirées, certes, mais au moins, en train de se reconstruire, une seconde fois, après avoir chuté dans les pires déboires possibles. Un serveur dans un bar qui ne boit pas, ça a tout pour être ironique, tiens et pourtant, il continuait d'avoir ce job : les gens n'étaient pas obligés de savoir que des éléments de son existence faisaient qu'il ne devait pas boire, que c'était un contrat qu'il s'était fixé à lui-même alors qu'il avait fini par en abuser, rien que pour s'occuper, tenter de plonger dans la noirceur pour échapper à la lumière de sa vie qui venait de s'éteindre avec sa petite amie morte.

SAN FRANSISCO - 7 JUIN 2010
« Tu m'appelles ce soir ? »
« Non... »
Réponse balancée à la va vite, alors qu'elle était toujours dans le lit et que lui, il s'habillait déjà... ou finissait déjà de s'habiller, enfilant son pantalon comme si de rien n'était. Il l'avait rencontrée dans une soirée, comme ça, comme on peut rencontrer n'importe qui et voilà comment ça s'était fini, par une nuit torride. Une nuit dont il valait mieux qu'elle ait profité, puisqu'il n'avait aucunement l'intention de la revoir. Depuis bien longtemps il ne s'attachait plus aux filles qu'il côtoyait, rien que parce qu'il était persuadé que la seule qui pouvait lui offrir le bonheur dont il avait toujours eu envie, était morte depuis trois ans déjà.
« ... demain ? »
« Non plus... »
Au moins, il avait toujours le petit "+" d'être franc et direct, là où d'autres se contentaient de prendre le numéro de la fille pour le jeter dans la poubelle du coin. Et puis il connaissait son nom, son âge, quelques histoires sur sa famille ou encore, du moment où elle était bourrée, toutes les histoires sordides qu'elle avait pu connaître avec son ex mari. Il savait beaucoup de choses d'elle, assez pour ne pas éprouver le moindre remord à se contenter d'une seule et unique nuit, de lui enlever l'illusion de quoique ce soit de "plus"... après tout, on lui avait également arraché cette chance.