Deirdre allait et venait, entre son côté du dressing et sa large valise grande ouverte, semblable à la gueule d'une sale bestiole bouffeuse de chair humaine. Mickey grimaça en y songeant avant de reporter son attention sur sa petite-amie. « J'trouve ça nul » lâcha-t-elle, ramenant ses jambes contre sa poitrine. Deirdre ricana. « Alors là, Mike, j'te félicite, tu atteins des sommets dans la catégorie excuses pourries, ironisa-t-elle, tu devrais même avoir droit à un grammy, avec une telle connerie » Mickey accusa le coup. Les sarcasmes, Deirdre les maniait comme personne. Elle gagnait toujours leurs petites joutes verbales. Mais la californienne ne comptait pas se laisser abattre aussi facilement. Elle n'avait peut-être pas été à l'université aussi longtemps que Dee, elle n'était peut-être pas aussi intelligente ni aussi cultivée mais elle n'avait pas non plus l'intention de la laisser partir comme ça. « On peut arranger tout ça, tenta-t-elle en lissant les manches de son pyjama, repartir de l'avant, passer l'éponge sur.. tu vois. J'veux dire, je ne t'en veux pas, c'est juste.. ça arrive à tout le monde ! » Son amie leva les yeux au ciel tout en balançant une nouvelle pile de tee-shirt dans sa valise. Mickey lâcha un juron. Elle ne l'écoutait pas. Elle ne l'écoutait jamais. Vive, la petite brune se leva et attrapa le poignet de son amie. « S'il te plaît » souffla-t-elle. C'était trop facile de partir comme ça, après trois ans. Oh, les départs, les adieux, Mickey avait fini par en avoir l'habitude. Les gens allaient, venaient. C'était normal. Elle s'attachait, bien sûr, mais tout le monde finissait bien partir un jour ; alors elle s'y était habituée. Mais pas elle, pas Deirdre. Non, c'était trop facile de jeter l'éponge. Ce n'était qu'une toute petite erreur, un accident de parcours. Pour autant qu'elle s'en souvenait, sa mère en avait eu souvent, du temps où elle vivait encore à Los Angeles avec son père. Ce n'était rien d'autre qu'un accident. Ça arrivait à tout le monde. « S'il te plaît Dee, répéta-t-elle, je ne t'en veux pas, je te jure que je ne t'en veux pas » C'était vrai. Qui aurait pu lui en vouloir ? Deirdre Jones était la plus jolie fille qu'ait jamais connu Mickey. Elle avait de grands yeux bleus, une crinière blond qui tirait sur le roux les jours de grand soleil et deux petites fossettes quand elle souriait. Elle n'était pas simplement jolie, elle avait un truc. Une belle âme.

Lentement, Deirdre se défit de son étreinte, un sourire triste sur les lèvres. « Arrête, c'est ridicule, dit-elle, il faut que je m’en aille, c’est tout » C’était tout.

— ∆ —
Elle croisa les jambes, les sourcils froncés, plongée dans une intense réflexion. « C'moi qui l'ai fait partir, lâcha-t-elle soudain, en hochant la tête, acquiesçant à sa propre affirmation, j'l'ai étouffé, pouf ! » Elle rejeta la tête en arrière, ses cheveux lui masquant le visage. « C'pas ma faute pourtant, c'pas moi qui ai voulu venir vivre ici, marmotta-t-elle, c'pas moi qui passais mon temps à baver sur les meeeeerveilleux paysages, les meeeeerveilleuses opportunités, la meeeeerveilleuse ville de San Fransisco » Elle avait craché les derniers mots avec rancœur. Elle n'aimait pas San Fransisco, elle n'aimait pas son appartement, elle n'aimait pas son boulot. Elle ne savait même plus pourquoi elle était venue vivre ici. Ah, si ! Deirdre ! Toujours et encore Deirdre. « Encore et toujours Deirdre, bougonna-t-elle, ah ça, pour se mettre en avant et te caresser dans le bon sens, elle sait y faire ! S'il te plaît Mike, ce serait vraiment.. vraiment.. merde, tiens, je t'emmerde, espèce de grosse blonde » D'un revers de bras, elle envoya valser tout ce qui traînait autour d'elle dans un rayon de cinquante centimètres. Ses clés, tout comme ses trois derniers verres — vides — heurtèrent le sol avec grand fracas. Mickey avait toujours eu l'ivresse violente. « De toute manière, si on réfléchit bien.. mais bien, hein, j'étais pas.. j'suis pas amoureuse, tu vois, fit-elle, un index levé à la manière d'un de ses anciens professeurs, au lycée. Mais je lui ai présenté mon père, je lui ai raconté mon enfance et tout.. et elle, elle me largue ! Pouf ! » Dépitée, elle leva les bras avec un grand soupir, la bouche tordue en une moue amère. On ne la larguait pas, c'était elle qui larguait. C'était elle qui décidait si elle souffrait ou non, elle qui choisissait de passer à autre chose. Pas les autres, surtout pas elle. « Elle m'fait penser à Mike Todd.. ou Todd Mike, je sais plus » remarqua-t-elle lentement, presque en aparté. Il avait été son premier petit-ami, l'un des rares garçons qu'elle ait d'ailleurs fréquenté. Ça remontait à l'époque du lycée. Elle avait quinze ou seize ans, il était plus âgé. C'était le genre de garçons auquel on ne prêtait pas réellement attention, avant de s'apercevoir qu'il y avait beaucoup à découvrir. « Todd, c'était son prénom, ricana-t-elle, quel gros crétin » Le rapport entre Deirdre et lui, elle l'avait oublié. Elle se souvenait juste de la magistrale leçon de politesse qu'avait infligé à ce crétin son père, devant son garage. Gamine, elle y avait passé ses jours et ses nuits. C'était son univers. Elle aimait l'odeur de l'essence et le cambouis sur ses doigts. Puis elle avait grandi, avait troqué sa salopette pour un baggy et sa clé à molette pour un micro. Chanteuse, ma fille, c'est pas un métier mais j'crois en toi, qu'il lui avait dit, son père. Pour y croire, il y avait cru. Mais même lui, comme elle, avait fini par abandonner. Chanter n'était en définitive pas un métier pour elle. C'était pour ça qu'elle avait suivi Deirdre à San Fransisco. Pour travailler, pour vivre, pour recommencer. Vivre de sa musique, peut-être pas mais vivre pour la musique, pourquoi pas. « Fuck, je déteste quand t'as raison » grogna-t-elle, à l'intention de la bouteille de vodka qui, depuis une heure, l'écoutait attentivement déblatérer à propos de Deirdre. Foutue blondasse.