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Je suis sorti de cette boîte qui m'étouffait, et le ciel était aussi sombre que ses yeux. Je suffoque, comme si j'avais couru le marathon de ma vie. Je revois inlassablement cette scène, moi en train de vulgairement sauter cette blonde dans l'escalier, et elle, ici, témoin de mon crime. Je suffoque et Justin s'approche. Il respire peu à peu l'espace vital qui me maintient debout dans cette ruelle privée de clarté et je commence à flipper. Effet secondaire non-désiré d'un mélange alcool-substances illicites. « Merde, elle ne devait pas voir ça ... » J’essaye de trouver une solution. Effacer sa mémoire, un tour en DeLorean DMC-12 et tout rentrera dans l'ordre. Dans ces moments, je regrette de ne pas être Hiro Nakamura. Quinze ans qu'elle me hantait, et j'annihile toutes mes chances en une soirée. Je revois la scène, encore une fois, son expression blessée, elle était complètement froissée. Elle n'oubliera jamais. Et puis Justin, et son air d'ahuri continuellement figé sur sa face se la ramène. « Putain, ta pote-là, la princesse, je m'la taperai bien ! » Je me retourne vers lui en un quart de seconde et mon visage se crispe. « Tu ne parles pas d'elle comme ça ! » Mon poing est parti tout seul. Il recule, son nez se transforme peu à peu en rivière de sang et moi je continue de me creuser la tête pour résoudre mon problème. Tellement absorbé que j'en oublie qu'il fonce désormais sur moi enragé.
J’entends ce bruit siffler dans le pavillon de mon oreille, comme celui des projectiles qui fusent dans un no man's land. Ça fait mal. Ça fait mal comme une balle perdue, une sensation de picotement sur mon visage. Comme la violence d'un ouragan. Katrina. Je suis dévasté, je suis la Nouvelle Orléans. Mon crâne contre l'asphalte. Je suis fatigué, éreinté, je me sens lourd, jiai le poids du monde sur mes épaules. Un million de décharges électriques parcourent ma poitrine. L'image de cette fille qui s'efface est plus douloureuse que le coup assené. Je ne vois plus rien. Juste la lumière des néons qui me frappent l'iris au travers de mes paupières fermées, d'une violence agressive. Je suis un missile Air-Sol AGM-65 Maverick amorcé. Je suis Little Boy à 580 mètres au-dessus d'Hiroshima. Je suis un horishimajin le 6 août 1945. Je ne sais plus qui je suis. Je les entends. Ils parlent, les voix s'agitent autour de moi. Elles cognent en masse contre mon tympan mais ce n'est un ramassis de sons, comme une symphonie classique, un mouvement pour violon. Tchaïkovski, opus 35. Mon esprit est aspiré, absorbé. Dématérialisé. Lentement bercé par la mélodie, je suis tiré entre le sommeil qui m'enfonce au plus profond des abymes et cette envie d'ouvrir les yeux. Je suis épuisé, dépassé par cette force cosmique qui m'aspire dans des songes.

Samedi matin. J'ai sept ans, le réveil chante le générique de mon dessin animé favori, et je saute du lit. Préparation hyper-vitesse, j'ai dormi à moitié habillé pour être sûr de ne pas être en retard. La pluie a finalement décidé de prendre congé, par la fenêtre ; vive les Etats-Unis d'Amérique. Je peux apercevoir l'absence de notre voiture, et suppose que maman doit être partie faire des courses. Tant pis, je n'ai pas eu le temps de lui dire au revoir. La journée s'annonce parfaite. Parfaite, parce qu'aujourd’hui, j'ai rendez-vous avec LA fille. En réalité, j'ai tous les jours rendez-vous avec elle, mais cette fois-ci sera spéciale, parce que nous irons au zoo accompagnés de sa nourrice. Micaela, je l'ai rencontré dans le parc. Elle est comme une princesse à mes yeux, comme dans les contes, et moi j'ai décidé que je deviendrai son garde du corps personnel plus tard. Je lui ai même promis que je porterai une tenue comme Superman, parce que mon slip préféré, il est rouge. Mais elle a répondu que c’était nul, et que je n'avais pas le droit de révéler la couleur de mes sous-vêtements à une fille. J'ai quitté la maison pour la rejoindre, et j'ai vu des éléphants pour la première fois de ma vie.
La journée s'est terminée, le soleil est peu à peu descendu dans l'horizon. J'ai ouvert la porte d'entrée et mon père était là. Je n'ai pas compris ce qu'il se passait, mais il avait l'air agité. Il tournait en rond, son visage sillonné par les larmes, prêt à s'effondrer, inquiet, et moi ignorant. Près de lui cet homme en uniforme de policier debout dans notre cuisine brise ce lourd silence d'une voix hésitante. Mon père s'écroule sur une chaise, et moi je ne me souviens que de quelques mots. Qui aurait cru qu'aujourd'hui je perdrai ma mère si brutalement ... Qu'un accident de voiture pouvait faucher sa vie instantanément ... Une mort sur le coup. Le riz instantané prend cinq minutes, le gâteau instantané, une heure. Alors comment savoir combien de temps a duré cette seconde. Je n'ai jamais imaginé qu'il puisse exister un lendemain pire que ça.

Demain, c'est cinq mois plus tard, premier septembre mille neuf cents quatre-vingt-quatorze. Nous sommes à la fin de l'été, la rentrée scolaire arrive à grand pas. J'étais consigné dans ma chambre, je ne sais plus pourquoi. Alors voilà, je suis enfermé dans cette pièce et j'espère secrètement apercevoir au travers de la fenêtre sur le monde extérieur, sa crinière dorée galoper autour de mon univers. Les minutes passent, le temps défile et je vaque à mes occupations. Ce jour-là, j'ai eu le temps de ranger ma chambre, d'organiser chacun de mes livres par ordre de couleur, parce que pour moi c'était plus facile. Dans ma tête, les chiffres ont des couleurs, les mots ont des goûts et ça m'aide à les identifier. J'ai eu le temps de lire un magazine qui traînait sous mon lit, d'apprendre le nom d'une vingtaine de races de dinosaures, et même de dessiner l'intégralité d'un château fort aux crayons rouge, vert et bleu parce que les autres étaient rangés dans le salon. J'ai même pris le temps d'y ajouter une princesse à une fenêtre parce qu'il y a toujours de jolies princesses dans les châteaux. Et puis, je suis allé me coucher parce qu'au fond de moi, j'avais compris que cette journée ne méritait pas d'être vécue. Que je continuerai d'être puni, et d'attendre après Micaela. Le jour d'après, le ciel grondait comme une punition infligée et je savais que je devrai prendre cela pour un présage. J'avais perdu ma mère et j'étais devenu le petit souffre-douleur de mon père.

Et puis j'ai eu quinze ans. Nous avons tous les deux grandi sans mère. Parfois je crois que c'est cette tragédie qui a resserré nos liens, la mort comme le ciment de notre relation. Elle me comprenait, je la comprenais, et à deux nous étions plus forts. Seuls contre l'univers. J'étais ce qu’elle considérait comme un frère, et pour moi il n'y avait qu'elle. Parfois, elle me parlait de garçons, et moi je me taisais continuellement parce que dans ma tête, à cette époque il n'y avait qu'une seule fille. Nous avons rejoint deux lycées différents, parce que bien sûr, nous n'étions pas du même rang. J’avais beau faire partie de la famille, il y avait cette limite qui m'empêchait de l'atteindre. Et ces journées loin de ma vie m'ont coûté chères. Je me souviens du jour de la rentrée, Justin était là, assis à côté de moi et on a commencé à parler comme ça. Trois jours plus tard, il me proposait ma première cigarette, début d'une longue descente, et moi j'acceptais innocent. « Rien qu'une seule », lui ai-je répété, et puis rien ne sera plus pareil.
J'ai continué de grandir, loin de leurs regards. J'ai découvert qu'il y avait ces petits secrets qui me donnaient l'impression d'être vivant. L'opportunité de courir, droit devant, face au mur, sans que freiner ma course soit une option. Droit devant. Sans obstacle. J'ai revu Justin, une fois, et puis une quinzaine d'autres fois, jusqu'à ce qu'il devienne mon principal compagnon d'aventures. Les week-ends surtout, parce que son père quittait leur appartement miteux pour rejoindre les bras d'une amante et Justin en profitait chaque semaine pour organiser des soirées loin des adultes. En général, c'était un beau mélange d'alcool, de gerbe et d'autres substances. Alors, ce vendredi-là, je me suis rendu comme à mon habitude, dans sa piaule. Je n'ai pas pris le temps d'attendre le retour de mon père pour lui dire au revoir et j'ai continué de l'éviter. J'évite son regard, ses questions, parce que je n'appartiens plus à son environnement. Je suis une supernova dans sa course folle, je brûle de l'intérieur sans jamais m'arrêter, et mon père n'est qu'un obstacle sur mon trajet. J'ai atteint dix-huit ans six mois plus tôt, comme une porte qui commence à s'entrouvrir vers ma liberté, et derrière moi les désillusions.

Allongé dans la baignoire vide à la recherche de fraîcheur contre le rebord en email, j'allume une cigarette en même temps qu'un inconnu rentre pour pisser dans l'évier à côté de moi. C'est complétement dégueulasse et je repense à toutes ces bonnes manières qui m'ont bercé du temps où ma mère était encore de ce monde. Tout au fond de moi, à cette seconde, je regrette le confort que j'ai laissé derrière moi ce soir. Les soirées en compagnie de Micaela, à écouter ses histoires, les cache-caches dans le cimetière au beau milieu de la nuit, jusqu'à ce qu'un employé nous attrape au lever du soleil et nous passe un savon pour s'être amusé au royaume des défunts. J'y repense au rythme que la fumée envahie la pièce comme un aquarium étouffant, et j'entends les souvenirs de nos rires. Faut dire que si je suis nostalgique c'est parce qu'on s'est vachement éloigné depuis que j'ai commencé à dériver. Tout le monde sait combien je l'aime, mais à elle, je lui fais les pires horreurs. Ouais j'ai changé en cours de route, et je crois même que dans mes moments les plus noirs j'aurai hésité à ne pas la troquer contre n'importe quelle dope. Mais elle, elle restait. Convaincue que j'allais m'améliorer et tirer un trait sur toute cette merde. Elle était la fille du paradis. J'étais le fils de l'enfer. Elle côtoie le diable depuis toujours, sans se plaindre, sans se décourager. Elle continue de m'aimer. Moi, je méprise cet ange descendu du ciel. Et pourtant, je ne peux m'en débarrasser. Je suis accro. Elle est ma drogue. Dure. Puissante. Que j'aime autant que je déteste. Elle seule me connaît véritablement. Elle seule sait à quel point le combat fait rage. Elle subit. Elle supporte mes mots hachés de haine. Elle est ma meilleure amie, mon souffre-douleur, ma haine. Je suis son Rafael, son frère de cœur, son bourreau. Elle m'appartient. Tout comme elle a fait de moi son prisonnier.
Une relation devenue violente. Une relation passionnée. Un jour, on s'est croisé, un jour, on s'est pris dans les bras l'un de l'autre. Une rencontre durant l'enfance peut-elle à ce point faire basculer le contrôle ? En nous voyant, je pense qu'on ne peut que se poser la question. C'est pourtant bel et bien une amitié qui nous lie. Perverse, dangereuse ... On se déteste, on s'adore, la donne peut changer à chaque instant. Mais on ne parvient jamais à se quitter. Elle sait qu'on m'a détruit, elle croit en moi, plus que n'importe de qui. Et pourtant, parfois, je lui fais peur. Parfois, oui, elle vient à se demander si j'en vaux la peine, si elle a bien fait de faire de moi sa propriété ... Je me perds dans ses pensées jusqu'à ce que Justin s'écroule contre le bord de sa baignoire dans un fracas de bouteilles. Il se penche vers moi, je peux sentir son odeur repoussante. Quelque chose entre la transpiration et la bière renversée sur son t-shirt. Il me fixe, le regard livide. « Mec, à quoi tu penses ? » A rien. Je soupire longuement et le pousse de son appui. Il est tellement imbibé qu'il s'écrase contre le sol sans broncher. Mon espace vital. Ce que je déteste le plus, c'est qu'on se l'approprie. Alors voilà, Justin est allongé sur le sol poisseux de sa salle de bain, il regarde le plafond, perdu dans l'obscurité. Mais il ne veut toujours pas la boucler. « Mec, c'est pas une fille pour toi. A ses yeux t'es juste un passe-temps. Vise des filles de ton niveau. » Je n'ai pas voulu écouter la suite, alors je me suis levé en trombe. J'ai quitté la pièce, un arrière-goût amer dans la bouche et l'estomac totalement remué. Je suis allé m'assoir sur le balcon le reste de la soirée. Il y avait cette musique atrocement répétitive qui assommait mes tympans, la brise matinale propre à New York qui saisissait mon visage, et le soleil qui pointait le bout de son nez pour annoncer une nouvelle journée. Les mots de Justin ont continué leur chemin dans ma tête, et j'ai réalisé la vérité de ses paroles. Et c'est ce que j'ai fait. J'ai suivi les conseils d'un abruti complétement bourré.

Demain, c'était aujourd’hui et ma Terre s'est effondrée. M'arrêter n'était pas dans le plan. J'ai vingt-et-un ans, complètement torché à sauter une pauvre blonde dans les escaliers d'une boite plutôt craignos, sans savoir que trente minutes plus tard, Justin m'assommerait d'un coup de poing. Je me retourne, la vue trouble sous l'influence de l'alcool, parce que j'ai reconnu une voix familière appeler mon nom. Et puis, elle est là, face à moi. Je suis un gros connard.
Elle est sorti de mon monde, comme ça, sans que je puisse m'expliquer. Mais elle est toujours là, comme un fantôme qui plane sur ma vie. Pourtant j'ai changé, je ne suis plus cet homme. J'ai trouvé une place dans un hôpital de San Francisco peu après et j'ai du quitter New York. Déjà cinq ans. Je suis sevré, même si je pourrais replonger.
Je pense à elle parfois, sans vraiment vouloir me l'avouer et puis je me dis que le monde est peuplé de femmes. Alors je me change les idées dans leur bras, auprès de leurs lèvres et je tâche d'en être heureux.