« Rentre à la maison, R.J . Rester là-bas ne t’avancera à rien, tu le sais bien. » Je gardai le silence, le regard fixé sur les lumières autrefois si rassurantes de la ville que je pouvais apercevoir par la fenêtre de mon appartement. Même si une telle constatation me brisait le cœur, je savais pertinemment que ma mère avait raison. Si par le passé j’avais eu besoin de San Fransico, j’étais consciente que " The City by the Bay". pouvait aisément se passer de moi. Mes rêves de grandeur s’étaient brisés il y avait longtemps déjà et pourtant, je continuais inlassablement à avancer avec des œillères et à m’accrocher à une illusion qui me permettait seulement de ne pas perdre pied. Réapparaître à Boston aurait signifié rendre cet échec plus réel et je n’avais pas le courage nécessaire pour assumer un tel constat. « Je ne peux pas rentrer maintenant, maman. J’ai une audition demain et… » Je me tus soudainement, réalisant à quel point mes propos sonnaient faux. Serrant le combiné à en rendre blanches mes phalanges, je luttais vainement contre les larmes, espérant un peu naïvement que mon interlocutrice ne s’alarme pas du silence lourd et prolongé qui semblait s’établir naturellement. Je n’avais pas réellement menti : j’avais bel et bien pu obtenir un entretien dans un des nombreux théâtres de la City et il était pour le moment hors de question de ne pas m’y rendre. Pourtant, intérieurement, je ne souhaitais qu’une chose : faire marche arrière. Je savais d’avance que ce rendez-vous ne mènerait à rien de concret et que d’une manière générale, cette vie n’était pas faite pour moi. Depuis que j’étais arrivée ici quelques semaines plus tôt, j’avais eu l’occasion de croiser de nombreuses autres jeunes filles de mon âge, toutes animées par le même désir de célébrité et de reconnaissance que celui qui m’habitait. La plupart du temps, elles avaient tout quitté pour se retrouver parquées dans un couloir sombre, à chuchoter une dernière fois le discours soigneusement préparé qui, elles l’espéraient, serait suffisant pour convaincre les plus grands directeurs artistiques des Etats-Unis de les engager. Une sensation de malaise a souvent accompagné mes pas tandis que je prenais place à leurs côtés dans cette attente fébrile, sentant de nombreux regards diverger dans ma direction et m’analyser en profondeur, comme pour cerner si j’étais ou non une rivale à craindre. Les paupières closes, je me mettais alors à divaguer, repensant à la vie que j’avais laissée derrière moi et qui me semblait amèrement irrécupérable. J’avais abandonné tout ce que je chérissais le plus au monde pour pouvoir toucher du doigt un bonheur précaire sans toutefois l’obtenir complètement. Car je n’étais définitivement pas heureuse : je regrettais chaque jour un peu plus d’avoir pris ce vol direct pour San Fransico et souvent, l’image fugace d’un jeune homme se superposait aux souvenirs d’une famille unie, réunie au sein d’une maison de taille moyenne qui sentait toujours bon la tarte à la pomme. Dans ces moments douloureux, la danse se révélait être ma meilleure alliée : je virevoltais au milieu du salon impersonnel de mon appartement, répétant encore et toujours jusqu’à ce que mes pieds protestent douloureusement, me contraignant à m’arrêter, souvent à bout de force. La douleur physique n’était cependant rien en comparaison de ce pincement que je pouvais ressentir au fond de ma poitrine, parfois à m’en couper le souffle. Je détestais cette nouvelle vie qui représentait absolument tous les mauvais choix que j’avais pu effectuer. Paradoxalement, j’étais pourtant incapable de tirer un trait sur mon rêve d’enfant, aussi puéril qu’il puisse être : j’avais choisi cette existence et ma foutue fierté semblait prendre un malin plaisir à me rappeler sans cesse que l’abandon ne faisait pas partie de mes habitudes. « Je ne vais pas te forcer à rentrer, Ronan. Je voulais juste que tu saches… Lenny est passé à la maison. Il tenait un bouquet de fleurs à la main et il avait l’air déçu de ne pas te voir. » A ces mots, je me mis instantanément à me haïr pour ne pas réussir à contrôler les battements de mon cœur qui venaient de s’accélérer considérablement. J’avais fait énormément d’efforts pour oublier chaque détail de la relation que j’avais pu avoir avec Lenny par le passé. J’avais subi de nombreux coups durs, était passée au travers d’intenses moments de découragement et plusieurs fois, je m’étais surprise à appeler son numéro juste pour pouvoir entendre sa voix, n’étant cependant jamais certaine qu’il décroche. Malgré tout, au milieu de ce capharnaüm qu’étaient devenues mes émotions, j’avais réussi, sans pouvoir réellement me l’expliquer, à me convaincre que toute cette histoire appartenait au passé et que j’étais parfaitement capable d’évoluer vers un futur plus radieux. Cependant, toutes mes certitudes et mes belles illusions venaient de s’effondrer comme un vulgaire château de cartes aux fondations instables en raison d’une simple phrase. Lenny était revenu. Lenny était à Boston et il voulait me voir. En un instant, chaque souvenir que j’avais cru enfouis au plus profond de mon être vint déferler dans ma mémoire comme une vague incontrôlable. Son parfum. Son accent. Ses attentions romantiques sans qu’il ne s’en rende forcément compte. Son sourire. Nos ballades, tard le soir ou très tôt le matin, avant même que l’aurore ne vienne déposer sa rosée sur la nature. Une nouvelle fois, je me sentis misérable en sentant des larmes chaudes redoubler d’intensité sur mes joues : la promesse que je m’étais faite, pourtant renouvelée chaque matin, me semblait aujourd'hui bien lointaine.