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Le trajet avait été long. Même si on m'avait aménagé en première classe et que les agents de bord avaient été à mes petits soins, je n'avais su me détendre complètement. Je n'avais pu fermer l'oeil bien que j'avais connu une série de nuits écourtées. Je n'avais cesser de revoir les images de Mbujimayi en République Démocratique du Congo. Bien que je fermais les yeux pour essayer d'effacer ces pensées rampantes dans mon esprit, l'exercice me laissait souvent déçu, amer. Bien que je n'avais pas le mal de l'air, le voyage m'avait semblé pénible, nauséeux à quelques reprises mêmes. Je savais déjà ce qui m'attendait au terminal JFK à New York. Je n'étais pas prêt. Je n'avais pas envie d'avoir à m'expliquer bien que mon histoire était à présent d'intérêt publique. Un ami à moi avait essayé de me préparer du mieux que possible à ma sortie, mais je ne l'avais écouté que d'une oreille: il n'avait pas été à ma place et même s'il se faisait sympathisant, ses conseils m'étaient fort peu utiles. L'idée de débarquer plus tôt, à mon transfert de Paris, m'avait traversé l'esprit, mais j'y ai vite renoncé: je savais que ma mère et Roger s'inquiétaient et m'attendaient avec impatience aux États-Unis. Je n'allais pas fuir mes responsabilités. Ce n'était pas mon genre. Peut-être allais-je pouvoir m'en tirer avec des réponses brèves? Je l'espérais. Je l'avais espéré tout le trajet.

Après avoir passé les douanes, mon accompagnateur me souffla quelques mots à l'oreille qui m'échappèrent encore. Mon esprit tourmenté empêchait l'opération fonctionnelle de mon cerveau. Il me dirigea vers une petite salle donnant accès à une plus grande, servant aux conférences de presse. L'aéroport s'en servait souvent lors des controverses entre les compagnies aériennes, ses travailleurs ou les histoires médiatisées comme la mienne. J'entendais déjà de l'autre côté le monde s'agiter et papoter entre eux. Je reconnus même quelques de mes collègues de Dover dans l'assistance. Je me passais la main sur le visage, tentant de me recomposer une expression normale, plus amusée. J'étais après tout le bouffon de service habituellement. Qu'est-ce qui m'empêchait de l'être aujourd'hui? Le moral sûrement ou les circonstances. Un des deux en tout cas. J'eus à peine le temps de finir un verre d'eau qu'on m'indiqua la sortie pour débuter une série d'entrevues d'une durée de 30 minutes. Je pris une respiration et entrai, casquette sur la tête et verre fumées couvrant mon yeux fatigués. Une foule d'applaudissement se fit entendre. J'entendis le flash des appareils photo se déclencher. Les caméras, quant à elles, commencèrent à enregistrer la scène. On m'accueillait en héros alors que je n'étais une personne quelconque, qu'un pauvre américain originaire du Delaware qui avait eu bien de la malchance. Je m'assis sur la chaise du podium, répondis avec un sourire discret aux acclamations et le collègue qui m'accompagnait prit la peine de préciser les règles du jeu à tous ces journalistes assoiffés, prêts à s'abreuver de mon histoire. Quelques bourdonnements encore et cela commença enfin.

- On raconte que vous avez été prisonnier des rebelles pendant quinze jours dans un camp situé à une vingtaine de kilomètres de Kinsangi. Comment s'est déroulé votre séjour? demanda un journaliste.

J'eus un rire sarcastique dans ma tête. «Tout s'est très bien déroulé. Ils m'ont même servi des cocktails - de vrais délices» avais-je envie de répondre. J'avais été traité comme de la marchandise, sous-alimenté et un peu malmené. Bien sûr, mon enlèvement n'avait duré que quinze jours, mais cela avait été suffisant pour m'affaiblir. On ne voulait pas vraiment ma tête - que du fric en vérité. CNN avait déployé des grands moyens pour me retrouver. C'était la première fois qu'une telle chose se produisait pour cette chaîne de télé. Je n'étais pas un caméraman vedette, mais j'étais un bon sujet pour faire de l'argent. Je me demandais même si tout n'avait pas été orchestré vue la facilité avec laquelle il avait eu à préparer tout ce cirque médiatique.

- Oh vous savez, répondis-je, mes conditions de vie étaient loin d'être acceptables. Il y a eu de l'intimidation, des moments d'anxiété et de faim. Toutefois, je considère que mon «enfer» n'aurait jamais pu se comparer au leur. Ils vivent comme ça tous les jours. Ils sont démunis intellectuellement et émotionnellement. J'ai réussi à échapper heureusement à leurs griffes, mais eux, ils vivent avec leur misère constamment. Je ne suis pas à plaindre.
- Vous semblez leur pardonner beaucoup, reprit un autre journaliste. Qu'est-ce qui vous permet d'être aussi serein avec votre expérience?
- C'est la résilience, monsieur, et probablement mes voyages qui me permettent d'avoir de tels propos aujourd'hui.

Je pensais à tous ses voyages que j'avais faits depuis que j'avais commencés à travailler pour CNN. J'avais choisi cette vie parce que je voulais voir autre chose. Je cherchais un sens à la vie. Élevé par une mère monoparentale, je n'avais jamais eu la chance de vraiment sortir du pays. Je n'avais peut-être pas voyagé autant enfant, mais je n'avais jamais manqué de rien. Ma mère avait fait du mieux qu'elle pouvait pour faire de moi un homme respectable. En plus, il y avait Roger qui était entré dans ma vie depuis que j'avais l'âge de 8 ans. Comme je n'avais jamais connu mon père, il l'avait un peu remplacé à sa façon. Nous nous sommes toujours bien entendus et je savais que je pourrais compter sur lui, pour veiller sur ma mère. Déjà jeune, je savais que j'allais partir, voir le monde. J'avais besoin d'apprendre et de voir le visage de la planète, ce qu'était vraiment la réalité. Cette envie mêlée de curiosité et d'aventure me venait probablement des questions identitaires qui me hantaient. Je n'avais jamais connu mon père. Ma mère m'en avait parlé en de rares occasions. C'était un Européen. Il était en voyage lorsqu'il a rencontré ma mère. Ils ont eu une idylle, le temps de son passage aux États-Unis. Ma mère sut qu'elle était enceinte deux semaines après son départ pour le vieux continent. Il avait promis de revenir, mais il ne l'a jamais fait. Malgré tout, ma mère a décidé de m'avoir et de m'élever seule. Grâce à sa détermination, j'eus une des enfances les plus normales, typiquement américaine. J'ai fréquenté l'université du Delaware en communication et ce, sans avoir à emprunter quoique ce soit. Les efforts et les économies de ma mère me permirent d'éviter un tel fardeau. J'ai même eu la chance de passer un semestre à Londres dans mon programme. Je lui en saurai toujours reconnaissant. Bref, il m'arrivait souvent de penser à mon père, à me questionner sur son identité. Qui était-il? Un soldat, un espion? Je me faisais encore des scénarios même farfelus à son sujet. Il me manquait la moitié de mon information identitaire. Qu'avais-je hérité de mon père? Tant de questions sans réponses. Étrangement, ma situation familiale m'avait appris la résilience. Cela faisait partie de moi. Voilà pourquoi j'arrivais autant à distinguer les choses d'une autre et à évaluer les circonstances sur un jour plus objectif.

- Qu'est-ce qui vous à traverser l'esprit durant votre enlèvement?
- Vous allez rire mais, pour me rassurer, j'ai pensé aux femmes de ma vie. Cela a nettement mis un baume sur la tragédie qui se déroulait à ce moment-là. J'ai pensé qu'elles seraient plus inquiètes de mon sort et ça m'a permis d'être plus fort, gardé la tête froide.

La salle se mit à rire, visiblement surprises de ma réponse. Ma mère disait que j'étais un homme à femmes. Depuis le lycée, j'avais entretenu plusieurs relations sérieuses - d'autres un peu moins - avec les femmes. Je n'ai jamais été seul plus d'un an. Il y avait toujours eu quelqu'un dans ma vie. Mon humour et mon côté parfois macho savaient en attirer la gente féminine. Je demeurais tout de même indépendant surtout avec un travail comme le mien. Toutefois, je finissais toujours par mettre fin à la relation. En fait, elles y mettaient fin à cause que je devenais plus frondeur, insouciant et susceptible qu'à l'habitude. Cela m'avait toujours caractérisé, mais, il semblait qu'après un temps avec une femme, il fallait que je devienne plus distant et insupportable. Peut-être était-ce ma façon d'éviter de m'attacher trop longtemps? J'aimais ma liberté et pouvoir faire ce qu'il me plaît. Une relation amoureuse semblait trop contraignante et destructive dans mon cas. Ironique puisque j'arrivais difficilement à m'en passer. J'étais pleins de controverses.

Le reste de l'entrevue se déroula de manière aisée, plus que je ne l'avais pensé. J'étais doué pour bien paraître, laisser une bonne image de ma personne. De toute façon, je savais bien qu'on m'oublierait, qu'on ne se souviendrait plus de qui j'étais d'ici une semaine. Je reviendrai une ombre qui courre la planète, à la recherche d'un moment à capter sur la pellicule.