L'éternel brouillard qui recouvre San Francisco s'abat comme un dais sur la plage d'Ocean Beach, sur laquelle notre salon a l'immense privilège de donner vue. Les cheveux poisseux de sels et encroûtés de sable, les lèvres entrouvertes pour reprendre mon souffle, je me fais l'impression d'un gros phoque échoué sur un sable trop chaud pour sa survie. Je suis simplement affalée sur un canapé qui n'est absolument pas mien, et il doit sans doute être en train d'absorber avidement l'eau qui suinte de mes vêtements détrempés pour y laisser de grandes tâches douteuses. Dans mon affreuse inconsistance, je ne me sens ni l'envie ni la force de remédier à ça. Alors je reste là, à pourrir son beau canapé. Je m'étais jetée comme une éperdue au fin fond des eaux glaciales d'Ocean Beach, goûtant l'eau salée sur ma langue, le froid s'insinuer sous ma peau comme pour laver toutes ces émotions contraires qui me tiraillaient sans que je puisse m'en défaire. L'appel à Frankie avait été plus que mitigé, c'était comme si on ne se connaissait plus. Je redoute d'autant plus la prochaine entrevue après ce coup de fil. Je me revois courir, entièrement vêtue, vers la mer houleuse, à perdre haleine. Elle m'avait happée sans cérémonie, me renversant, m’entraînant vers le fond. Grisant. Je ne me serai jamais permise de faire ça à Stockholm, mais ici, j'ai cette impression mue d'une certaine certitude que je peux tout faire. Il semble que j'aurais pu rester dans cette position des heures entières, à regarder le ciel s'assombrir jusqu'à ce que je ne puisse plus même distinguer mes orteils, à l'autre bout du canapé. Ma robe a l'air d'avoir fusionné avec le tissus. Je doute un instant de pouvoir m'en décoller. Je m'en inquiète vaguement, avant de repenser à ces ingrats qui me servent de famille.
Un temps qui me semble infini plus tard, une clef tourne dans la serrure, buttant contre le loquet déjà grand ouvert. Je suis déjà là. Sale habitude chez moi que de ne jamais fermer les portes, perdoname señor. Le silence et la quiétude sont rompus en un instant. Un soudain accès de fébrilité s'empare de moi. Je suis sèche, vidée de toute l'eau de mon corps jusqu'à la moelle. Je fonce jusqu'à la cuisine, échappant impunément à Rafael, ma robe crépitant bruyamment lorsque je me décolle de mon siège. Il va forcément voir comme je l'ai salopé, son beau canapé. Je noie ma soudaine culpabilité qui quelques secondes avant, n'avait absolument pas sa place dans ma tête, dans un immense verre d'eau. Le nez dedans, tournée vers le mur, je fais mine de ne pas me rendre compte de son retour. Cela fait deux semaines que l'on se côtoie, et je n'arrive toujours pas à comprendre ce malaise constant qui envahit chaque pièce dans laquelle il respire. Ce malaise qui s'insinue en moi comme un poison glacé, et qui ne fait que renforcer mon envie de le regarder. Je me retourne, sourire factice collé au lèvres. Je sais de quoi j'ai l'air, de rien, tandis qu'il arbore sa constante perfection, masque habituel de l'interne en medecine revenue de sa longue garde. J'ai envie de m'excuser, pour mes cheveux, pour le sable qui jonche le sol, pour son canapé, pour le chat qui va sans doute mettre des poils partout malgré qu'il ait bien précisé qu'il n'en voulait pas. Je ne m'excuse pas, de ma bouche ne sort que l'air brûlant, qui engloutit les mots. J'ai l'air d'une folle, raide comme un piquet au milieu de la cuisine. Ce type est la hantise de ma conscience, il sape mes plus belles certitudes rien qu'en étant là. Si il avait pu me prévenir quand j'avais répondu à son annonce... je serais quand même là, à goûter la sensation vivifiante de toucher du bout du doigt l'interdit sans même faire mine de tendre la main. « Le frigo est vide. » dit-elle, l'enfant, d'un ton atone, les yeux comme agrandis dans le noir, rivés sur le colocataire comme s'il s'agissait d'une apparition. A croire qu'il allait pouvoir y faire quelque chose, à cette heure ci.