Jonathan Keighton. Où es-tu, Jonathan ? Cela fait une semaine que je te cherche, que je t’attends, que j’ai besoin de toi. Enfin non… pas moi, mais quelqu’un qui mérite de vivre. Les cannibales m’ont toujours intrigué, tu le sais, ça ? J’ai beau aimer la viande rouge cuite bleue et les steaks tartares, je ne comprendrais cependant jamais qu’on puisse dévorer la chair d’un humain à chaud. Non pas que ça me dégoûte, il en faut plus que ça pour m’écœurer, mais je ne vois pas l’intérêt d’agir ainsi. Où est le but ? Tuer quelqu’un est grisant, je peux le concevoir dans le sens où l’on sent la vie vibrer dans ses mains au moment où l’on s’apprête à l’arracher, et que la sensation de puissance à ce moment-là est réconfortante. Mais manger de l’Homme ? Non… à moins d’être un pervers sérieusement déviant.
Je mangeais tranquillement un sandwich au roastbeef lorsque Jon sortit de la clinique où il travaillait. Un médecin, comme moi. Oui, mais un médecin qui dévorait les visages et incinérait le reste des corps pour éliminer les preuves. C’était une bonne idée, ça, tiens. Je devrais y penser pour plus tard. M’obtenir un four. Enfin bon… d’un autre côté… j’aimais prendre le bateau et jeter mes sacs poubelles à la mer. L’air frais du large était plaisant, même quand il pleuvait.
Quoi qu’il en soit, j’avais commencé à suivre mon comparse dans la rue, pris le même métro que lui, et ainsi de suite jusqu’à ce que nous arrivions à l’immeuble où il habitait. Ayant étudié ses routines avec précaution, je savais qu’il commençait toujours par monter dans son appartement, puis ressortais ensuite pour promener son chien. Ca me laisserait le temps pour entrer chez lui et préparer le terrain.
***
Comme prévu, l’homme était ressorti avec son clébard après une courte pause pour se changer, et je me pressais d’entrer par effraction dans son beau trois-pièces avec mon matériel d’assassinat ainsi que des outils chirurgicaux et une boîte spéciale pour conserver au frais le cœur que j’étais venu chercher. Car il s’agissait bien de ça… Ruslana m’avait convaincu de faire mon possible pour sauver son amie Imogen Washington, une fille dont le pacemaker avait lâché il y a peu. Heh… si j’avais su que je ferais ça un jour. Moi. Aider une femme juste parce qu’elle me demandait de le faire….
Je choisis la plus petite des chambres pour installer mes bâches de plastique afin de protéger les murs du sang, et il me fallut environ dix minutes pour tout arranger. C’est là que j’entendis un bruit étrange provenant du couloir, comme si quelqu’un tapait contre une porte. Merde, mais qu’est-ce que c’était que ça ?
Par précaution, je rangeais ma seringue dans une poche et m’armais d’un scalpel avant de sortir de la pièce pour m’approcher de la source sonore. Ca venait d’un placard. Et j’avais ma petite idée sur ce qu’il y avait à l’intérieur de celui-ci.
« Quel grand malade… »
Dans un geste rapide, j’ouvris l’armoire et fis un écart sur le côté. Et bam. Là-dedans, il y avait une fille en sous-vêtements, bâillonnée et attachée, qui m’observait avec effroi et essaya de crier à travers ce qu’elle avait sur la bouche. Ça me rappelait Ruslana. Sauf que je n’avais pas mangé Ruslana. Je l’avais consommée autrement, mais pas mangée au sens strict. Cette situation m’embarrassait cependant… je ne savais pas trop quoi faire de ma découverte. Dans le doute, je refermais donc simplement la porte.
« Shhhhht ! Je vous ferai sortir après » - dans un sac plastique. Plus de témoins. Je ne voulais pas continuer à me compliquer les choses.
La vraie mauvaise surprise que j’eus intervint au moment où je voulu me retourner. Je n’ai rien vu arriver. Rien du tout, mais par contre j’ai très bien senti la lame transpercer mon abdomen. Le propriétaire des lieux avait dû rentrer pendant que j’étais distrait… et voila que le prédateur devenait la cible.
Dans un réflexe instinctif, je parvins cependant à me saisir de mon calmant pour le planter lourdement dans la jambe de Jonathan tandis que je m’écroulais au sol, le souffle coupé. Non non non ! Qu’est-ce que ça voulait dire ?!
« Saloperie de bonne femme… »
Pour vous passer les détails, je m’étais arrangé pour retirer le couteau que mon patient m’avait bien enfoncé et improviser ensuite un pansement. Il fallait que je termine le boulot. Maintenant. Maintenant, ou c’est moi qui allait y rester si l’autre se réveillait. Je ne sais pas trop quelle force me permettait de bouger dans cet état, mais je parvins tant bien que mal à trainer le corps dans la pièce plastifiée. Une fois là, j’allais rassembler mon matériel médical et entamais le travail d’une main légèrement tremblante. J’en étais à la moitié lorsque mon scalpel glissa de mes doigts. Sur le coup, mon premier réflexe fut de vérifier mon état. Mauvais… ma chemise, bien que noire, était détrempée de sang. J’allais m’évanouir si ça continuait. Il fallait appeler de l’aide. Mais il fallait finir ! Il fallait finir ! Après. D’abord penser à soi. Je composais donc le numéro de la personne en qui j’avais le plus confiance en cette période pour lui donner l’adresse de l’immeuble et lui dire de venir en urgence avec des bandages ou tout ce qu’elle trouverait. Je raccrochais. Il fallait finir. Cette obsession me poussa à reprendre là je m’étais arrêté jusqu’à, enfin, pouvoir retirer le cœur encore battant de la poitrine de ma victime. Durant quelques secondes, j’observais le muscle palpiter entre mes mains, puis me précipitais sur la boîte de conservation afin de l’y plonger. Un léger rire de soulagement m’échappa. Nerveux. Dans un dernier effort, je retournais le cadavre sur le ventre pour cacher la vue du trou dans son corps à la personne qui allait venir, puis me couchais sur le dos en attendant la suite, les mains agrippées à ma blessure afin de ralentir l’hémorragie. Je n’aurais pas pensé que le sang qui serait versé aujourd’hui allait être le mien… quelle ironie. J’étais beaucoup trop imprudent dernièrement.
J'avais la sensation que quelque chose était hors de contrôle. Pourtant, j'étais chez moi, assise dans mon canapé, en train de fumer une cigarette. Rien n'avait l'air de clocher. Je me levais et plongeais mon regard par la fenêtre. Je voyais la ville s'agiter sous mes yeux, enfilant ses paillettes pour la nuit. Un petit sourire se dessinait sur mes lèvres, j'adorais ce moment de la journée. Il ne faisait pas encore complètement nuit, l'heure n'était pas encore considérée comme tardive, pourtant tout commençait à ralenties & la fin de journée s'installait. C'était mon moment préféré de la journée. Je retournais me coucher dans le canapé, l'appartement était vide, je savais que je ne serais pas dérangée, c'était pour ça que j'avais enfilé un vieux bas de jogging et un débardeur sans véritable forme : je n'avais prévu de voir personne ce soir. Peu à peu je commençais à m'endormir.
Je fronçais les sourcils, un bruit m'empêchait de dormir. Je mis quelques secondes avant de comprendre que c'était en fait la sonnerie de mon potable. Le nom de William s'afficha. Je décrochais et l'écoutais, encore dans le gaz de mon demi-sommeil, me donner des instructions et une adresse où je devais le rejoindre. Après deux secondes pour rassembler toutes les informations, je me ruais à la salle de bain et bousculais des tiroirs pour trouver ce que William m'avait demandé. Étant donné qu'il avait été vague dans ses explications, je ne savais pas ce qu'on fallait que j'emporte avec moi. Dans le doute je mettais dans mon sac des bandages, du désinfectant et du sparadrap en espérant que se serait suffisant. Etant donné que je n’étais pas complètement stupide, pour que William m’appelle à cette heure, j’avais compris qu’il y avait un problème et je me doutais de quel ordre était ce problème, car je connaissais ses occupations nocturnes. Mais au point qu’il ait besoin d’aide ? De mon aide ? J’étais perplexe. Je sautais dans un jean et pris ma voiture pour aller jusqu’à l’adresse indiquée. Je restais quelques secondes dans la voiture à fixer l’immeuble. Est-ce que j’étais supposée rentrer ou attendre ? Attendre quoi ? Je sortais, mon sac contenant ce que m’avait demandé William dans la main et entrait dans l’immeuble. Je ne frappais pas et je rentrais directement dans l’appartement. Pas une lumière allumée. Sans faire de bruit, je parcourais les lieux, jusqu'à ouvrir la porte d’une pièce couverte de bâches plastiques. C’était comme ça, alors ? Je restais figée, regardant autour de moi, avant de remarquer un corps allongé sur le ventre et à coté… William. Merde. Je me précipitais, ignorant autant que possible l’odeur étrange ambiante. Je m’accroupissais vers lui et le détaillait. Effectivement, il avait besoin de moi, je remarquais sa chemise humide et en l’effleurant, mes doigts se teintaient de rouge, rouge sang. Argh. Je le regardais. « Qu’est-ce qui s’est passé ? » En vérité, je ne savais pas pourquoi j’avais posé la question, parce que je n’étais pas certaine d’avoir envie de savoir. Mais je ne me voyais pas dire « Ca va ? » alors que ça n’allait clairement pas. C’était la seule alternative que j’avais trouvé. Pardon, je n’étais pas habituée à ce genre de situation ! Le problème restais que j’étais obligée d’attendre les instructions de celui qui était mon petit ami, puisque je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il attendait de moi. Surtout, au vue de la situation actuelle, qui ne semblait pas habituelle…
C’était long. Bon sang ce que c’était long d’attendre… et pourquoi est-ce que je n’avais pas plutôt appelé Elyes ? A bien y réfléchir, il était objectivement le plus apte à m’aider dans une situation pareille. Magnifique… si ça se trouve, j’allais bêtement claquer ici… et ça, ce n’était pas acceptable. Je me forçais à ne pas fermer les yeux afin de rester le plus conscient de mon environnement possible, mais même couché ma tête tournait un peu, et j’eus tout le temps de repenser aux multiples personnes que j’avais exécutées jusqu’à présent. Normalement, c’était dans ce genre d’instants qu’on avait tendance à se demander si nos actes étaient justes et qu’on se mettait à regretter plein de choses, mais ça ne s’appliquait apparemment pas du tout à moi, bien au contraire. J’étais en fait parfaitement convaincu d’avoir bien agi pendant toutes ces années. J’avais fais ce que mon père m’avait demandé, soit mettre ma folie au profit de quelque chose d’utile à la communauté en la débarrassant des gens « comme moi ». Il devait être fier, non ? J’arrivais à me canaliser maintenant…
Mon esprit commençait sérieusement à divaguer lorsque je vis la silhouette de Ruslana entrer dans mon champ de vision, puis s’accroupir à mon niveau. Sur le coup, je ne pus m’empêcher de soupirer un peu, de soulagement. Sa présence me rassurait un minimum.
« J’ai pas été assez attentif… »
Je lançais un coup d’œil à ce que la jeune femme avait apporté une fois que son sac fut ouvert afin de chercher une solution pratique au problème qui s’offrait à nous, puis m’appuyais sur mon bras libre pour m’asseoir avec difficulté et déboutonner ma chemise que je déchirais ensuite en tremblant légèrement. Le but était de faire une petite boule de tissus que je pourrais utiliser comme compresse.
« Imbibe ça de désinfectant et fais un bandage serré pour le faire tenir, ça ralentira l’hémorragie… on va sortir tout de suite… je reviendrai… plus tard pour nettoyer. »
Mon regard faisait des allers retours entre la boîte contenant le cœur et Ruslana, mais j’arrêtais finalement mon attention sur cette dernière alors qu’un sourire inoffensif vint adoucir mon teint blême –entrecoupé d’un grincement de dents et d’une respiration accentuée lorsque le désinfectant entra en contact avec ma blessure et me brûla la peau durant quelques secondes-.
J’avais fait le plus vite que j’avais pu. Ok, je ne savais pas clairement ce qui m’attendait, mais j’en avais une vague idée. Pour la première fois, j’avais demandé un service à William, en rentrant de Paris. Imogen avait besoin d’un cœur, vite. Et j’avais eu cette idée, comme instantanément. Ça m’avait paru la solution la plus rapide et la situation nécessitait de la rapidité. J’avais clairement demandé à William de tuer quelqu’un pour en récupérer le cœur et greffer Imogen. Ce n’était pas le genre de service qu’on demandait facilement, surtout à celui qui était mon petit-ami. Et je ne m’étais jamais dit que je me retrouverai un jour à demander ça à quelqu’un, encore moins à quelqu’un qui allait accepter… Je m’étais accroupie à coté de William en arrivant, en l’examinant et autant que je pouvais évaluer les dégâts. « J’ai pas été assez attentif… » C’était le moins qu’on puisse dire. William enleva sa chemise, j’examinais sa blessure, cachée sous beaucoup de sang. Putain, ce que je pouvais détester le sang. Il me tendit un morceau de tissu et m’expliqua ce que je devais faire. « Imbibe ça de désinfectant et fais un bandage serré pour le faire tenir, ça ralentira l’hémorragie… on va sortir tout de suite… je reviendrai… plus tard pour nettoyer. » Je fis exactement ce qu’il m’avait demandé. J’essayais d’être rapide, mais précise. Mais j’étais dealeuse, pas médecin et je n’étais pas certaine du résultat. J’osais espérer que ça suffirait pour le moment. J’avais l’impression que le temps c’était arrêté depuis que j’étais rentrée dans la pièce. Je n’en revenais pas de ce qu’il se passait autour de moi. Ok, j’avais déjà vu des trucs un peu dégueulasses, ça faisait quand même six ans que je trainais dans les rues nocturnes de San Francisco, mais là j’étais dans la même pièce qu’un mec mort. Un mec mort, tué par un mec que je venais de soigner – grossièrement, ok. Un mec que je venais de soigner qui en l’occurrence était aussi mon copain. Bravo Rus. « Merci d’être arrivée si vite… » Je lui répondis par un petit sourire. Et puis je me remémorais ce qu’il venait de dire quelques instants plus tôt. « Attends, tu vas laisser ça comme ça, là ? » Je regardais circulairement la pièce. Je n’étais pas une pro des meurtres en séries, mais laisser la pièce dans l’état actuel n’était sans doute pas la meilleure idée. « C’est pas un peu… risqué ? » Je regardais William avec un regard inquiet.
Je restais donc sage pour la laisser faire. Sa présence me rassurait un minimum, bien que j’étais déjà en train de réfléchir à comment faire pour fausser les traces de mon passage. C’était mal parti, et Ruslana ne manqua pas de me le rappeler. Il fallait absolument qu’on enlève le sang qui avait coulé ou c’en était fini pour moi si la police ouvrait une enquête. Problème : j’étais totalement inefficace dans cet état. Il n’y avait pas 36 solutions à partir de maintenant… j’allais devoir faire appel à un ‘professionnel’. Mon regard croisa celui de la jeune femme et je me pinçais les lèvres un instant.
« J’ai quelqu’un qui peut s’occuper de ça cette nuit. Pour le moment, il ne faut pas rester là… ne t’en fais pas pour le reste. »
Un sourire calme s’afficha sur mon visage, puis je demandais à nouveau l’aide de ma petite amie pour me relever et quitter la pièce ainsi que l’appartement-même après avoir prit quelques précautions d’usage. Nouveau t-shirt et chaussures empruntées à ex-locataire, porte d’entrée refermée à clé, ainsi que quelques détails auxquels on n’aurait pas pensé tout de suite. Marcher jusqu’à la voiture ne fut pas la chose la plus aisée qui soit dans mon état, mais j’y mis toute ma concentration jusqu’à enfin pouvoir m’asseoir sur le siège passager. Mon attention se tourna vers Ruslana immédiatement. J’avais volontairement voulu éviter qu’elle voie tout en retournant le cadavre sur le dos et en la pressant pour sortir avant que la fille dans le placard ne refasse du bruit, mais je restais légèrement inquiet au sujet de « l’après-coup » qui allait s’abattre sur sa conscience. Elle ne s’exprimait pas beaucoup et était encore dans le feu de l’action pour le moment… mais tout ça l’avait certainement affectée. Ce n’est pas tous les jours qu’on se retrouve sur une scène de crime pareille et qu’on doit en plus aider l’assassin.
Arrêt sur image : je suis en train de soigner grossièrement mon petit ami qui s’est pris un coup de couteau par un mec désormais mort, à coté de moi. On peut reprendre. Les odeurs et la vue du sang commençaient gentiment à me monter au nez, assez pour que je puisse commencer à me sentir mal. Bordel, mais qu’est-ce que je foutais là ? J’aurais très bien pu laisser William crever là, reprendre ma petite vie tranquille. Personne ne m’aurait posé de questions. J’étais vraiment trop conne. Ou juste, attaché à William. Il manquait plus que ça. Une fois le bandage fini, je me laissais tomber accroupie à coté de lui, j’avais l’impression d’avoir couru un marathon. J’inspirais et m’arrêtais net : l’odeur de sang, l’odeur de mort. Une grimace m’échappa. Stop. Je passais le dos de ma main sur mon front. « J’ai quelqu’un qui peut s’occuper de ça cette nuit. Pour le moment, il ne faut pas rester là… ne t’en fais pas pour le reste. » Je ne voulais même pas savoir de qui il parlait. Je ne voulais même pas savoir que je connaissais peut-être cette personne et je ne voulais pas savoir quelle était la suite de la soirée dans cet appartement. Je voulais me tirer d’ici, rentrer chez moi. Et vomir. Il me souriait, j’étais incapable de lui rendre. Le calme déconcertant avec lequel il s’adaptait à la situation me faisait clairement comprendre que son cas était pire que je ne le pensais. Qu’est-ce que tu croyais, Ruslana ? Je te rappelle qu’il a failli te tuer. Tu croyais quoi ? Que c’était un gentil garçon ? Contrôler ses émotions. J’aidais William à se relever et à sortir de l’appartement. Je ne jetais même pas un dernier regard à la pièce. Je voulais partir le plus vite possible. On montait dans la voiture, assise au volant, celui-ci entre les mains, je regardais devant moi. « Est-ce que ça va ? » Bien sur que non ça n’allait pas. Comment voulait-il que j’aille bien ? Il croyait que moi aussi j’avais l’habitude de ces soirées là ? Sans déconner… Je n’allais pas bien. Je clignais des yeux et me tournais vers lui. J’arrivais à dessiner un sourire sur mes lèvres. « Ca va. Sans vouloir t’offenser, c’est pas moi qui ai pris un coup de couteau dans l’abdomen… » sifflais-je. Je démarrais la voiture et enclenchais la première. Je roulais quelques mètres en silence et à un feu je m’arrêtais. Je tournais la tête vers lui. « Comment ça se passe maintenant ? Je dois t’emmener à l’hôpital ? » Je reportais mon attention sur le volant. J’avais les mains pleines de sang. Je les décollais du volant et les regardais, horrifiée. J’ai le droit de vomir ? Le feu passa au vert, mais je continuais à ne voir que le rouge sur mes mains.
En réalité, je n’écoutais qu’à moitié ce que la jeune femme me disait et observais surtout ses réactions physiologiques pour jauger de son état. Je savais très bien qu’on ne pouvait pas se fier aux mots puis ce que j’étais l’exemple-type de l’hypocrisie à ce niveau là. L’après-coup faisait son effet… visiblement. Et si elle conduisait dans cet état, nous risquions l’accident, puis des complications. J’étais parfaitement calme de mon côté, comme s’il ne s’était rien passé. Les sentiments ne parasitaient pas mes réactions contrairement aux gens normaux… mais j’avais accepté mon inhumanité depuis bien trop longtemps pour ne pas vous faire un discours à ce sujet. J’étais comme j’étais, et Ruslana n’avait pas eu de chance en me rencontrant, mais que vouliez-vous que j’y fasse ?
J’observais la demoiselle alors que le feu était passé au vert. Elle était focalisée sur ses mains ensanglantées et cela ne me rassurait absolument pas, si bien que je lançais un coup d’œil en arrière pour vérifier si une voiture nous suivait. Ce n’était pas le cas. Attirer son attention pour qu’elle se concentre.
« Ruslana ! Entre dans ce terrain vide à droite et arrête toi. »
J’attendis qu’elle s’effectue, puis me tournais vers elle comme je pus avant d’allonger un bras dans sa direction et poser une main sur son épaule étroite doucement. Ce qu’elle avait fait jusqu’à présent venait de m’assurer d’une chose : elle n’avait pas l’intention de me trahir. Je l’avais compris dès le moment où elle m’a aidé à m’en sortir au lieu de me laisser me vider de mon sang…
« C’est terminé tout ça, c’est fini. »
Mes doigts remontèrent jusqu’au sommet de sa tête que je caressais brièvement tout en plantant mes yeux sur les siens. Je n’étais pas exactement certain de la raison qui me poussait à agir de la sorte, mais il me semble que c’était le comportement adapté à cette situation. Je n’avais pas pour habitude de torturer les gens mentalement, ça n’était pas mon domaine… pourtant là, je me rendais compte qu’à ce rythme, cette fille allait finir par perdre sa conscience. J’attrapais ses mains pour éviter qu’elle les regarde à nouveau et la tirais vers moi un instant en passant mon bras derrière ses épaules. Mes lèvres se posèrent ensuite sur son front, je diminuais le volume de ma voix.
« C’est fini… tu as été très courageuse. Je ne vais plus jamais te mêler à ce genre de choses, c’est promis… Je suis désolé pour tout ça. »
Honnêtement, j’aurais voulu la libérer tout de suite de notre « contrat ». Parce qu’aussi étrange que cela puisse paraître venant de moi, cette situation me heurtait à un mur invisible. Il fallait arrêter tout ça. Et l’arrêter parce que je n’aimais pas voir Ruslana dans cet état de choc. Par ma faute. C’était la culpabilité qui venait me saluer. Blesser physiquement ne me dérangeait pas et blesser mentalement ne m’avait jamais posé le moindre souci jusqu’à présent. Il se passait malgré tout une chose en moi… une chose que j’étais incapable de comprendre parce que je ne l’avais jamais vécue.
« …je ne vais pas tenir très longtemps, alors écoute bien : tu n’es pas venue ici aujourd’hui, tu ne m’as pas vu, tu ne sais pas ce qui s’est passé. Je vais appeler une ambulance et sortir de la voiture en attendant qu’on vienne me chercher. Toi… rentre et reste avec tes amis. »
Je l’embrassais une seconde fois avant de reculer le visage, et ce simple geste me fit tourner la tête. Je ne sais pas combien de temps j’allais être hors service une fois que j’aurais perdu conscience.
Je m’étais crue forte. Je m’étais toujours crue invincible, que rien ne pouvait m’atteindre. En moins d’une heure, William m’avait prouvé le contraire. D’accord j’étais loin d’être une petite chose sans défense et j’en avais vu pas mal dans ma vie. mais là, j’avais dépassé tout ce que je pouvais endurer. Je n’avais pas été préparée pour ça. Pourquoi tu m’as demandé de venir, hein ? Pourquoi… J’avais toujours les yeux fixés sur mes mains, mon souffle était court, j’étais incapable de bouger. C’est William qui me tira de ma torpeur. « Ruslana ! Entre dans ce terrain vide à droite et arrête toi. » Je sursautais et m’exécutais. Je m’arrêtais dans un grand coup de frein incontrôlé. William se tourna vers moi et posa une main sur mon épaule, j’eus un nouveau sursaut. Il avait tué quelqu’un. D’accord il l’avait fait parce que je lui avais demandé et c’était bien fait pour moi. Mais j’avais du mal. C’était le mec avec lequel je couchais, il avait du sang sur les mains, au sens propre comme au figuré. C’était comme si cette soirée m’avait vraiment fait réaliser qui il était. Ce dont il était capable. J’avais du mal à respirer. « C’est terminé tout ça, c’est fini. » Non, c’était pas fini… Je hochais la tête pour lui montrer que je l’écoutais. Il caressa mes cheveux, je restais incapable du moindre mouvement, j’avais toujours mes mains sous les yeux, comme si elles étaient là pour me rappeler ce que j’avais vu. William les attrapa et m’attira contre lui. J’avais les yeux qui commençaient à briller. Non Ruslana, certainement pas, tu ne vas pas craquer. « C’est fini… tu as été très courageuse. Je ne vais plus jamais te mêler à ce genre de choses, c’est promis… Je suis désolé pour tout ça. » Je répondis par un reniflement, qui était le seul son que j’étais capable de faire… D’une main, j’agrippais son tshirt, comme une bouée de survie. « …je ne vais pas tenir très longtemps, alors écoute bien : tu n’es pas venue ici aujourd’hui, tu ne m’as pas vu, tu ne sais pas ce qui s’est passé. Je vais appeler une ambulance et sortir de la voiture en attendant qu’on vienne me chercher. Toi… rentre et reste avec tes amis. » Je recevais les informations, il me fallait quelques secondes pour les analyser. Je me décollais de lui, après qu’il m’ait embrassé. Ça y est les informations étaient arrivées jusqu’à mon cerveau. « Tu te fous de moi ?! Tu crois que tu peux me demander de venir, de te soigner, d’avoir les mains pleines de sang et après me demander de me tirer et faire comme s’il ne s’était rien passé ? Qu’est-ce que tu crois ? Que j’ai l’habitude moi aussi de voir des gens morts, comme ça ? Tu peux pas me demander d’oublier ça. Tu comprends ? Je peux pas ! Il fallait y penser avant de me demander de venir. Je peux pas « rester avec mes amis » et faire comme si de rien n’était. C’est impossible ! » Je posais mon front contre le volant pour réfléchir deux secondes. Ça y est, j’avais craqué… j’essuyais mes joues rapidement et me tournais vers William. « Me laisse pas. T’as pas le droit. Je suis dans la même merde que toi, maintenant. » d'un ton presque suppliant. Et ça ne m’enchantait pas plus que ça.
« Tu te fous de moi ?! Tu crois que tu peux me demander de venir, de te soigner, d’avoir les mains pleines de sang et après me demander de me tirer et faire comme s’il ne s’était rien passé ? Qu’est-ce que tu crois ? Que j’ai l’habitude moi aussi de voir des gens morts, comme ça ? Tu peux pas me demander d’oublier ça. Tu comprends ? Je peux pas ! Il fallait y penser avant de me demander de venir. Je peux pas « rester avec mes amis » et faire comme si de rien n’était. C’est impossible ! [...] Me laisse pas. T’as pas le droit. Je suis dans la même merde que toi, maintenant. »
La première de mes victimes au niveau psychologique.
Mon regard s’était fixé sur Ruslana et dégageait sans doute une expression incompréhensible pour nous deux. Je ne trouvais pas ça excitant du tout, la vue d’une femme qui pleurait parce que je l’avais traumatisée. De par sa réaction, elle me mettait dans l’incapacité de lui répondre tout de suite, je me contentais donc pour l’instant de baisser la tête devant moi en silence pour observer pensivement la boîte de conservation que j’avais posée à mes pieds. Je pense qu’une dizaine de secondes se sont écoulées avant que je reprenne la parole en respirant un peu plus bruyamment entre mes phrases cette fois-ci.
« Il n’y a que toi qui m’es venue à l’esprit quand j’ai été blessé. Si j’avais été rationnel tout à l’heure, j’aurais appelé quelqu’un d’autre… mais je… »
Je fermais brutalement les paupières en agrippant mon abdomen à deux mains et serrais les dents. Et s’il avait perforé quelque chose avec son couteau ? Et si les urgentistes ne pouvaient rien faire ? Non non, je ne pense pas, je l’aurais déjà remarqué. Pourtant, j’avais beau essayer de me rassurer de toutes mes forces, ça ne fonctionnait malheureusement qu’à moitié, et la fièvre me montait au front pour arranger le tout. L’espace d’un instant, je me déconnectais de la réalité tant cette douleur qui s’accumulait lourdement m’empêchait de réfléchir. Et puis mes yeux s’ouvrirent à nouveau, et je me rendis compte que je haletais d’une manière qui me surprit moi-même.
« Appelle-les… dis leur qu’on a été agressés dans la rue… »
Mon regard se braqua subitement sur Ruslana, légèrement paniqué et effrayé pour la suite. C’était monstrueux, n’est-ce pas ? De lui demander de l’aide alors qu’elle était elle-même à bout. Mais j’étais un monstre, c’était dans la logique des choses me direz-vous. Pourtant, ce soir, j’avais réagit d’une façon plus humaine que jamais. J’avais appelé ma petite-amie parce que je voulais sentir ses mains à elle me faire le bandage, parce que je lui faisais confiance… parce que je m’étais attaché, sans doute.
Mon corps bascula contre la portière et je me reconcentrais pour ne pas lâcher prise. Mes muscles tremblaient en raison du forcing que ma volonté leur imposait sur mon état physique, mais je restais conscient même si les choses se dégradaient de plus en plus vite à présent.
« Je te laisse pas… je te laisse pas… c’est promis… »
Et je comptais effectivement tenir le coup jusqu’à ce que quelqu’un d’autre puisse prendre la jeune femme en charge : autrement dit, jusqu’à l’arrivée des secours. Comptons moins de dix minutes. Ma main gauche lâcha ma blessure et se posa sur le levier de vitesse.
J’avais envie de rentrer chez moi et de m’enfouir dans mon lit, que personne ne me demande plus rien, que personne ne me parle. Je voulais rester chez moi, seule. J’avais vraiment envie de laisser William seul ici et de me tirer le plus vite d’ici. Je voulais m’enfermer dans ma chambre jusqu’à ce que tout ça disparaisse de mon esprit. Pourtant je savais très bien que ça n’arriverait pas. Que je n’arriverai pas à oublier. Pourquoi il m’avait appelé ? Est-ce que c’était une nouvelle façon pour lui de vouloir m’en faire baver ? Est-ce qu’il croyait que ça me ferait garder le silence sur tout ce que je savais déjà ? Je n’avais jamais eu dans l’idée de le dénoncer. Je savais depuis le début que je ne le ferais pas. Je ne savais pas pour quelle raison mais je ne voulais pas le faire. Parce qu’il avait été correct avec moi, tout le temps qu’on était ensemble. J’avais vraiment l’impression de vivre une vraie relation. Bien sur je n’avais pas de point de comparaison, mais on y croyait presque. Et même si je ne « l’aimais » pas, j’étais peut-être attachée à lui. D’accord il y avait eu l’arrivée de Pacey à San Francisco que je n’avais pas prévue et qui avait quelques peu chamboulé mes plans. Mais j’étais avec William et je m’y tenais, autant que possible. Il était honnête et clean avec moi, la moindre des choses c’était de ne pas le dénoncer. Pourtant ce soir, j’aurais pu mettre fin à tout ça. J’aurais pu être denouveau libre et je n’avais pas saisi cette chance. Je ne pouvais pas, j’étais trop impliquée maintenant… Un silence de mort s’était installé dans la voiture. « Il n’y a que toi qui m’es venue à l’esprit quand j’ai été blessé. Si j’avais été rationnel tout à l’heure, j’aurais appelé quelqu’un d’autre… mais je… » Sa phrase resta en suspens et je relevais la tête vers lui. « Appelle-les… dis leur qu’on a été agressés dans la rue… » Je sortis mon téléphone de ma poche et composa le numéro. Pendant que j’attendais au bout du fil, je regardais William pour m’assurer qu’il avait toujours les yeux ouverts. Il tremblait et je paniquais. « Je te laisse pas… je te laisse pas… c’est promis… » J’essayais de sourire mais je n’y arrivais pas vraiment. Je raccrochais quelques minutes de communication plus tard. « Ils vont arriver. Tiens le coup s’il te plait… » Je posais une main sur sa joue et dans la lignée de ce réflexe, je posais mes lèvres sur les siennes, fermant les yeux. « Dis moi que ça va bien se passer, sinon je vais commencer à paniquer. » soufflais-je. Un léger sourire se dessina sur mes lèvres « commencer à paniquer » J’y étais déjà jusqu’au cou.
J’entendais Ruslana sans vraiment écouter ce qu’elle me disait, mais me concentrer sur sa voix m’aidait au moins à rester au contact de la réalité. Mes paupières se fermèrent lorsque je sentis ses lèvres m’embrasser, et ce petit geste aida également à faire redescendre la tension en moi, même si je brûlais de douleur à l’intérieur. Une promesse était une promesse, je ne brisais pas les miennes et il n’y aurait pas d’exception à la règle aujourd’hui. Lorsqu’on racontait que le mental dominait le corps, ce n’était pas une blague, et je le savais très bien. Ô combien de vies de mes patients ont été sauvées uniquement parce qu’ils voulaient s’en sortir à tout prix, parce qu’ils voulaient se réveiller après leurs accidents. J’étais conscient que la jeune femme pensée sur moi était effrayée, alors je déploierais toute l’énergie qu’il me restait pour limiter sa peur jusqu’à ce que la situation soit maîtrisée. Après un gros effort de maîtrise de moi-même pour refouler le fait que j’avais affreusement mal au point de ne plus sentir mes mains, je souris en retour et penchais un peu plus la tête vers Ruslana.
« Oui, ça va bien se passer… on va me soigner, et ensuite je ferais tout ce que je pourrais pour sauver ton amie… »
Mon visage alla se caler de lui-même contre la main que la jeune femme avait posée sur ma joue, je soufflais plus ou moins calmement.
« J’ai réfléchis… à ta situation… »
Mon regard soutint un instant les yeux clairs de mon interlocutrice, puis se détourna vers le bas.
« Et dès que je me réveillerais… tu pourras te considérer comme libérée… de notre accord. Je ne t'oblige plus à rien vis-à-vis de moi. »
Qu’est-ce qui nous attendait après ce soir ? Qu’est-ce qui m’attendait moi ? Je savais déjà que ça allait être dur. J’avais l’impression que c’était moi qui avait tué ce mec. Alors que ce n’était pas le cas… D’accord, William l’avait fait parce que c’était moi qui lui avais demandé. Est-ce que c’était pour ça que je me sentais si coupable ? Est-ce que c’était pour ça que j’avais l’impression d’avoir fait le truc le plus horrible de ma vie. Ma respiration était saccadée, je n’arrivais pas à me calmer, parce que pour ça il aurait fallu que je ferme les yeux et que je respire calmement et je ne pouvais pas fermer les yeux sans voir ce corps plein de sang… Peut-être que je devrais quitter San Francisco après ça, carrément. Laisser tout ça derrière moi. Retourner à New York. Reprendre ma vie, sans William, sans le poids de cette nuit sur le dos. Sans tout ça. « Oui, ça va bien se passer… on va me soigner, et ensuite je ferais tout ce que je pourrais pour sauver ton amie… » Je hochais doucement la tête. « Je suis désolée de t’avoir demandé ça, j’aurais pas du. C’était une mauvaise idée. » « J’ai réfléchis… à ta situation… » Je le regardais dans les yeux. Ma situation ? Sur le coup je ne voyais pas de quoi il voulait parler. « Et dès que je me réveillerais… tu pourras te considérer comme libérée… de notre accord. Je ne t'oblige plus à rien vis-à-vis de moi. » C’était donc ça. ça y est ? L’affaire était close ? Il n’y avait plus rien. Sans trop savoir pourquoi, j’eus un pincement au cœur. Je m’étais habituée à notre routine ensemble, il avait été parfait avec moi. Et après ce soir, je crois que je n’étais pas prête à être seule. Je reprenais ma place correctement dans mon siège et regardais le terrain vide en face de moi. « Comme tu veux. Je m’en fous. » Mauvaise foi. « Si t’en as marre je m’en vais. » Au loin je commençais à entendre le bruit d’une ambulance. Tout était terminé. La soirée… lui et moi.
« Comme tu veux. Je m’en fous. Si t’en as marre je m’en vais. »
J'entends les sirènes et me relâche enfin en fermant les yeux, cédant à mon corps qui me suppliait presque de le laisser enfin tranquille. Je crois que c'était effectivement la première fois qu'il me "parlait" à sa manière, le pauvre.
« J'ai juste dis que... t'oblige plus... »
Et ce fut tout. L'ambulance ne tarda pas à s'arrêter en urgence et une équipe s'affaira autour de la voiture un instant plus tard.