- Mesdames et messieurs, merci d'applaudir comme il se doit notre invité du jour, le triple champion du monde de Boxe Anglaise catégorie poids mi-lourd, le beau mâle de tout juste 25 ans, le texan récemment sortit de deux ans de prison... Jared Fever !

La foule applaudit, hurle même. L'atmosphère ressemble à celle sur le ring, mais avec la sueur en moins. Le public me regarde arriver sur le plateau télévisé, hystérique. Au fond de moi je n'ai pas envie d'être ici, je me sens comme un chimpanzé dans sa cage en train de gober comme des cacahuètes les regards avides de l'auditoire. Le présentateur s'avance vers moi, il m'empoigne la main. Il a vraiment une tête de con. Je lui souris et m'assois dans le fauteuil qu'il me présente.

- Alors Jared, comment vas-tu ? Un bref bilan sur tes deux premiers mois de liberté ?

J'ai une folle envie de lui encastrer mon poing dans son visage surfait, dans son sourire trop blanc. Oui, une folle envie de l'étouffer dans ses paroles ridicules, le broyer avec les conneries qu'il débite à longueur de temps dans son émission débile.

- Je vais bien, ou tout du moins beaucoup mieux ces derniers temps... je savoure ma liberté !

- Avant de revenir sur la trouble affaire judiciaire dont tu as été la cible fin 2006, j'ai une question à te poser... Qu'est-ce qu'il t'a le plus manqué durant ces deux années d'emprisonnement ?

J'ai envie de lui demander si son intégrité lui manque lorsqu'il me pose des questions aussi bateau mais je me retiens. Cette apparition TV, c'est important.

- Sans aucune hésitation mon fils. Mes meilleurs potes aussi... et manger au McDo.

Rires du public. Je sais bien que j'ai une tchatche inconditionnelle mais les rires de la foule ne m'importent pas aujourd'hui. Je souris avec politesse mais me fiche de leur considération: je n'en avais eu aucune lorsque j'avais clamé mon innocence et que tous ces gens s'étaient détournés de moi. Je suis leur joujou médiatique, rien de plus.

- Jared, ton passé est tumultueux, nous pouvons l'affirmer. A l'âge de 15 ans tu dis avoir souffert d'une dépendance au crack et t'en être sorti grâce à la boxe. Alors pourquoi, un peu moins de dix ans plus tard, à l'âge de 23 ans, as-tu replongé dans la poudre ?

J'ai vraiment envie de le cogner, mais je me contiens, sourire aux lèvres. Je dois garder la face même si à l'intérieur je chauffe, je brûle.

- La seule poudre en ma possession dont j'avais connaissance, c'était de la farine pour faire des gâteaux avec mon môme. Après vous pouvez toujours questionner mon ex femme à ce sujet, je suis sûre qu'elle saura expliquer d'où provenait cette came.

- Tu es donc en train de me dire que ce demi kilo de cocaïne retrouvé dans le coffre de ta voiture était en fait celle de Heather, ton ancienne épouse ?

Je garde le silence et acquiesce malicieusement. L'audience rit face à mon attitude burlesque. L'audimat grimpe en flèche, je le sais, je vois les techniciens s'affoler en coulisses.

- Fin 2006, tu n'as jamais soutenu cette version des faits, bien que tu clamais ton innocence avec verve. D'où vient cette théorie ? Pourquoi maintenant et pas avant ?

- J'ai un fils qui a actuellement quatre ans et qui en avait deux lors de mon emprisonnement. Qu'étais-je supposé faire ? L'arracher à sa mère ? Non, je ne pouvais pas lui faire ça, même si je me savais innocent. Et puis être emprisonné pour les beaux yeux de la fille qu'on aime, ça me paraissait beau mais ça n'a pas empêché la destruction de notre couple. Je ne pouvais pas supporter le fait de payer une dette aussi importante qui n'était pas mienne, d'où mon divorce avec Heather. J'ai juste attendu mon heure. Aujourd'hui elle est en cure de désintoxication depuis quatre mois et notre fils est chez mes parents à Austin. Elle a merdé une nouvelle fois mais cette fois ci personne ne prendra à sa place. Je ne dis pas que je vais engager des poursuites contre elle, mais je tiens à dire ce que j'ai sur le cœur, c'est à dire la vérité sur ma droguée d'ex femme.

- Vous allez donc récupérer la garde de votre fils ?

- J'ai eu un comportement exemplaire en prison, je me suis fait déclarer sain d'esprit par trois psychiatres différents et je n'ai rien à me reprocher. Heather n'est plus là pour son fils, moi si. Je signe les papiers officiel dans deux jours.

- Le fait que tu sois le fils du sénateur républicain Mark Fever avait déjà fait grands bruits lors de ton premier championnat du monde en 2003, puis en 2006 lors de l'affaire judiciaire. Des remarques ?

Celle là, je l'attendais. Et bingo. Rien de mieux que de me questionner sur mes origines sociales. D'un côté je ne fais pas dans le genre classique: mon père est un ancien Sénateur républicain du Texas et ma mère une ancienne top modèle reconvertie dans les causes humanitaires. Mes parents sont riches, en somme, et pourtant je n'ai pas choisi les écoles extrêmement chères à ma portée, ces internats catholiques excessifs. J'ai choisi ma liberté. J'ai choisi la boxe. Oui moi, Jared Fever, garçon issu d'une famille américaine type aisée j'avais choisi le chemin obscur et aventureux du combat. Ça me donne un côté Bad Boy, pas vrai ?

- Malgré les nombreux désaccords que j'ai et ai pu avoir avec mon père aussi bien sur le plan politique que personnel, sachez que nous avons une très bonne relation père-fils. Je tiens beaucoup à lui, malgré le fait qu'il ait vu d'un mauvais œil ma passion pour la boxe, mais c'est une réaction typiquement paternelle et je peux la comprendre. Il avait peur pour moi. De même pour mes déboires judiciaires en octobre 2006, j'ai clairement dit à mon père de ne pas se mêler de ça, que j'étais assez grand pour encaisser les chocs de la vie. Il a râlé, mais m'a toujours soutenu.

- Très bien Jared, je te remercie pour ton franc-parler légendaire et ton charisme extraordinaire. Un dernier mot avant de rendre l'antenne ?

- Je voudrais seulement ajouter que si j'ai refusé une bonne vingtaine d'interviews et accepté la vôtre Darry, c'est pour une raison simple: la chaîne de diffusion de votre émission est la seule qui passe à la prison de Huntsville, où j'étais. J'espère que les détenus avec lesquels j'ai passé ces deux dernières années me regardent et comprennent bien que si je suis dehors aujourd'hui, ils pourront l'être demain. Ils doivent garder la tête haute . Il y a des mecs biens là-bas.

Jared roulait dans son 4x4 noir, à 16h25 de l'après-midi, un jeudi. Il avait le dos trempé de sueur, était torse nu et écoutait un vieil album d'Aerosmith qu'il fredonnait. Les rues de San Francisco défilaient sous les roues de sa grosse et protectrice voiture, baignant dans les rayons du soleil californien. L'athlète avait grandit depuis ses déboires avec la justice et changé partiellement de vie. Voilà trois ans qu'il vivait avec son fils Seth sur la côte Ouest, loin des souvenirs houleux de sa vie passée à Austin, au Texas. Le nom de Jared Fever résonnait encore dans son cœur comme une promesse oubliée. Aux yeux du public, il restait "Fever le fiévreux, le triple champion du monde de boxe Anglaise s'étant brûlé les ailes en plein vol". Aux yeux de ses parents, il demeurait "Jared, le fils rebelle". Que les gens puissent croire en son innocence ou non, le boxeur s'en fichait. Il savait ce qu'il valait, il savait ce qu'il voulait: le bonheur de son fils. Car malgré le paradoxe de ses origines sociales élevées et de son choix de vie mouvementé, Jared n'avait jamais cessé de respirer. Un homme brisé, mais un homme vivant.
16h30, Jared ralentit. La portière droite de sa voiture s'ouvre et un petit garçon à la chevelure châtain-blonde entre. Le petit sourit à son père. Ce dernier eut instantanément le coeur serré. « Ce sourire... celui de sa mère... » pensa-t-il. Jared n'arrivait pas à l'oublier. Elle demeurait comme un spectre dans son esprit, comme un goût d'inachevé dans son âme. Elle était venue, avait tout détruit, était repartie, réelle ouragan à l'échelle humaine. Une beauté cruelle, qui avait changé le boxeur à jamais. Heather avait fait de lui un homme, un mari, un père... un taulard et un divorcé. Si elle lui avait montré le pouvoir de l'amour, elle lui avait tout autant appris à ne jamais s'y frotter.

Dire que faire de la prison ne change pas un homme serait mentir. Aussi, Jared fut changé. Ces trois années avaient été comme un passage à vide, une pause morne, une terrible perte de temps. Comme si durant ces trois ans, il n'avait plus existé. Juste ces murs blancs, ce réfectoire, ces tâches d'intérêt général, sa cellule monotone, quelques détenus et sa tête. Tous ces jours, toutes ces semaines, tous ces mois à se demander « Pourquoi suis-je ici ? Pourquoi ai-je accepter ça ? ». Par amour, il le savait, mais cela ne l'avait pas consolé. Certaines blessures ne cicatrisaient pas aussi facilement, mais il encaissait: n'était-ce pas son boulot, d'ailleurs ?
C'était Seth qui avait maintenu vivace la dernière flamme qui brûlait en Jared. Sans lui, le boxeur n'aurait jamais gardé cette once de bonté. Oui, sans lui, il n'aurait jamais recommencé à vivre.