Tout s’est terminé le jour où elle est partie. Ou je devrais plutôt dire : le jour où mon père a découvert qu’il se tramait quelque chose entre la fille de sa copine et son propre fils. Le jour où il a lâchement décidé, égoïste, de nous éloigner, ma sœur et moi, de ce que j’avais qualifié de bonheur.

Evidemment, pour comprendre ceci, je devrais commencer par le début. Vous raconter mon histoire de haut en bas, de A à Z. Parler de moi, c’est pourtant pas tellement mon truc. Et d’ailleurs, quand les filles que je rencontre se parlent entre-elles et me qualifie de « mec mystérieux », elles n’ont pas totalement tort. Connaître le passé de quelqu’un, c’est aussi un peu connaître ses faiblesses. Les gens n’ont pas besoin de ça. D’une manière ou d’une autre, ils finissent par vous juger, alors à quoi bon leur raconter les événements qui ont coloré votre enfance, puisqu’ils n’en ont pas besoin, à proprement parler.

Mais, d’accord, je vais faire un effort. Pour vous. Et ne pensez pas que je me morfonds sur mon propre sort. Ne me faites pas dire ce que je n’ai même pas pensé.

Comme n’importe quel être humain, ma vie commence à ma naissance. Et je ne vais pas m’amuser à vous la raconter pour la simple est bonne raison qu’un bébé n’a pas assez de connexions neuronales pour pouvoir emmagasiner ce qu’on appelle communément « souvenirs ». Bien entendu, ma mère adorait venir dans ma chambre, quand j’étais plus jeune, et pour me consoler, elle me racontait que la mine boudeuse que je tirais en ce moment ressemblait fortement à celle que j’avais à ma naissance. Sur le coup, ça me faisait sourire et alors, encouragée, elle enchaînait et me racontait comme j’étais venu au monde. Elle souriait toujours en mentionnant l’attitude de Calypso, ma sœur aînée, et celle de mon père, la première fois qu’ils m’ont vu. Calypso était encore trop jeune pour me prendre dans ses bras mais, sur son lit d’hôpital, ma mère la faisait monter et elle me déposait sur ses genoux, nous tenant tous les deux. Je ne compte même plus le nombre de fois où j’ai imaginé cette scène.

C’était il y a bien longtemps. Alors que j’étais encore tellement jeune.

Nous vivions une vie heureuse, mon père, ma mère, ma sœur et moi. Quoi de plus banal. Nous étions une famille comme une autre. On allait au parc, au restaurant, au cinéma. On s’arrangeait pour passer nos repas ensemble. D’ailleurs, mes parents cuisinaient désastreusement mal. Mais quand ils se réunissaient pour nous préparer un grand repas, c’était toujours délicieux. Ils riaient et prétendaient que c’était parce qu’ils l’avaient préparé ensemble … avec tout leur amour. L’amour, hein ? Eh bien, vous saurez que, lorsqu’il était dirigé vers les bonnes personnes, ce dernier pouvait effectivement faire des miracles – ou de merveilleux repas, à choix. Mais il était aussi capable de détruire les fondations de toute une vie. Ou plus exactement, de trois vies d’affilée.

C’était un jour comme les autres où j’étais rentré du lycée sans faire de détour, pour arriver chez moi, saluer ma famille avant de m’enfermer dans ma chambre et me mettre à mes devoirs. Mes profs disaient que j’étais intelligent. A la maternelle, par exemple, la maîtresse s’émerveillait de me voir déjà déchiffrer les mots en butant dessus et en écorchant les sons de notre magnifique langue anglaise. En fait, j’aimais simplement travailler. L’aide de mes parents m’était précieuse et leurs félicitations me motivaient. J’avais envie de bien faire, pour leur faire plaisir. Et, à dire vrai, j’étais sûr qu’il en était de même pour Calypso. Elle aussi avait de plutôt bonnes notes, à l'école.
Enfin, ce que je voulais dire c’est que c’était une journée comme les autres, au début. On nous a pourtant fait descendre dans le salon et demandé de nous asseoir sur le canapé. Aucune inquiétude. C’était toujours ainsi qu’on nous annonçait les choses. Bonne nouvelle, sortie, félicitations, visite à grand-mère, punition. Tout y passait. Aujourd’hui, c’était simplement une nouvelle de plus. Un peu moins joyeuse, certainement : nos parents nous annonçaient qu’ils allaient divorcer. Calypso réagit à cette nouvelle d’une manière inattendue, du moins, moi, je ne m’y attendais pas. Sur le moment, elle avait littéralement pété un fusible. Elle s’était mise à hurler et, même lorsque j’avais tenté de lui prendre la main pour l’apaiser, elle n’avait pas semblé remarquer mon geste. Elle était folle de rage contre maman. Moi … Et bien, j’étais un peu triste. Mais en voyant l’état de ma sœur, j’avais décidé de garder ma rancune pour moi. Sans un mot, à son grand opposé, j’étais sorti du salon, laissant libre court à la vague de sentiments qui me déchiraient.

Nous sommes partis, mon père, ma sœur et moi et avons tenté de reconstruire quelque chose. De redevenir une famille. Mais Calypso partait en freestyle pour la moindre petite contrariété. Alors que nous avions toujours été atrocement proches, je la sentais gentiment s’éloigner, glisser, loin de moi. Le coup fut violent, le choc horrible à encaisser. Je me rendais soudain compte que je la perdais, réellement. Je voyais ses relations se dégrader et j’avais simplement peur pour sa vie. Je ne me souviens plus précisément de quel âge j’avais, peut-être 16 ou 17 ans. Dans tous les cas, j’étais assez mature pour comprendre qu’elle se foutait littéralement en l’air. J’avais tenté de la raisonner, de me rapprocher. Peine perdue. Ma sœur a toujours été quelqu’un d’atrocement têtu. Alors voilà, la sentant partir et redoutant l’instant où elle me serait enlevée, tout comme maman avant elle, j’ai pris le premier gros risque de ma vie. J’avais toujours été sage, réservé, je n’avais réellement jamais posé de problème à ma famille. Même après le divorce. Mais là, j’étais parti dans une déprime de laquelle je ne me serais jamais sorti tout seul. Personne n’aurait pensé que je passerais du stade « équilibré psychologique », bien que discret à « dépressif ». C’était totalement imprévisible. J’en fus le premier surpris … jusqu’au jour – au soir, plutôt – où Calypso empêcha le couteau que je tenais d’une main de s’enfoncer plus profondément dans mes veines.

Mauvaise période. C’est du passé.

Cela dit, le résultat de ces mésaventures fut le suivant : j’avais retrouvé ma sœur et notre complicité. Plus de conneries. La vie était soudainement redevenue plus facile, plus joyeuse. Et voilà que notre père semblait penser exactement la même chose. Tout était bien qui finissait bien ? Pas tout à fait, non.

C’est là que la famille Burton entra en collision avec notre vie tranquille. J’avais 18 ans quand mon père nous présenta à sa nouvelle compagne. Depuis combien de temps se connaissaient-ils ? Aucune idée. En fait, il ne nous parlait pas énormément. Il était toujours occupé, par le boulot, disait-il. Alors ma sœur et moi on tuait le temps ensemble. On était désormais engagés tous les deux dans nos études et on se soutenait mutuellement. Vraiment, cette période nous a, me semble-t-il, beaucoup rapproché. On partageait notre petite vie. On observait le caractère de l’autre changer et on en riait un peu, bien qu’au fond, ça me foutait un peu la rage qu’elle passe certaines soirées en compagnie de types que je ne connaissais même pas. Même si notre vie paraissait tranquille, après ma phase déprime, j’avais développé un côté atrocement lunatique que je maîtrise encore très mal même si j’en suis conscient. J’avoue avoir pété les plombs pour rien et avoir défiguré plus d’un gars dans la rue simplement parce qu’il m’avait m’y en rogne. J’avoue aussi que j’avais tendance à m’énerver réellement pour rien. D’abord, Caly’ était la seule à réussir à me calmer, la seule avec qui ces espèces de crises n’avaient pas lieu. Vous ne vous rendez pas compte, mais j’étais totalement différent de l’adolescent que j’avais toujours été.

Bref, notre vie tranquille, comme je le disais, a été perturbée par l’arrivée de madame Burton. Enfin, personnellement, je m’en foutais complètement de cette bonne femme. Mon père était heureux, tant mieux. Ma sœur semblait l’apprécier, tant mieux. Je fus momentanément apaisé de voir qu’elle semblait retrouver le bonheur perdu à l’annonce du divorce de nos parents. J’en fus même heureux. Seulement quoi ? Hors de question qu’on aille emménager chez elle ! Fallait quand même pas exagérer. Et c’était bien le summum quand mon père nous annonça que Burton avait une fille. La blague, quoi. Je me souviens avoir soupiré audiblement et avoir marmonné que Caly’ et moi avions autre chose à faire que nous taper des heures de babysitting. J’ai bien cru que mon père allait me trucider. Mais, en réalité, c’est juste que je ne l’avais encore jamais vu énervé pour de bon.

Wendy.

La première fois que ce prénom résonna à mes oreilles, il provoqua une telle répulsion dans l’entier de mon corps que je faillis partir en live. Comprendre par là que j’étais à deux doigts de refaire une crise d’énervement aigüe et incontrôlable. Évidemment, ma réaction fut légèrement différente quand je vis la demoiselle en question. Bon, d’accord, elle était mignonne. Non, elle était carrément sexy et elle ne faisait absolument pas son âge – quoi, 16 ans ? je n’y avais simplement pas cru – donc, forcément, n’importe quel mec aurait réagit pareil. Mais elle était surtout ma « demi-sœur ». Et qui prononçait ce mot pensait automatiquement à l’interdiction d’avoir une quelconque forme de relation avec elle, autre que celle du grand frère avec sa petite sœur. En d'autres termes : une relation fraternellement platonique. Et je n'en avais absolument pas envie. Je pèse mes mots. Et, qu'on se le dise franchement, on sait tous que le meilleur moyen de résister à la tentation est d’y succomber. Donc adieu relation frère/sœur et bonjour ambigüité classée secret défense.

Tout ça pour dire que si elle et moi on ne se crachait pas à la figure devant nos parents, ce n'était pourtant pas bien loin de ce qu'il se passait ! Et c’était aussi une toute autre histoire dès que la nuit tombait. J’ai connu d’autres filles, Wendy n’était de loin pas la première. J’ai couché avec d’autres filles, aussi, avant elle. Mais, en réalité, je crois bien que je n’avais jamais vraiment « aimé ». Voilà, Wendy, c’était ma première fois, à moi aussi, en quelque sorte. C’était, par ailleurs, la première fois que je cachais quelque chose d’aussi sérieux à ma sœur … Mais je me suis toujours dit qu’elle devait être au courant pour notre pseudo-demi-soeur et moi. J’ai toujours pensé que j’arriverais jamais à mentir assez bien à Caly', bien que je ne lui ai techniquement rien dit. Et, parfois, quand la rancœur envers mon père me gagne, j’ai tendance à laisser la rage déformer mes pensées et à imaginer que Calypso était peut-être pour quelque chose dans la découverte mise à nue de notre relation secrète. Ce qui est tout simplement ridicule, je l'admets.

Vous pensez bien que malgré nos efforts pour que notre relation, avec Wendy, reste entièrement dissimulée aux yeux de nos parents, ils ont tout de même fini par le découvrir et nous séparer. Pour la troisième fois de ma vie, la deuxième réellement prenante et la première parfaitement sérieuse, j’avais l’impression qu'on m’ôtait violemment des mains ce bonheur tant recherché. J’avais perdu ma mère, soit. La vie continue, c’est triste mais c’est comme ça. J’ai failli perdre ma sœur, mais ça n’est pas arrivé. Alors quand j’ai réellement perdu la personne que j’ai sincèrement et profondément aimé … ou plutôt, qu’on me la arrachée de ma vie sans même me demander mon avis, le monde s’est purement et simplement écroulé.

Ce qui s’est passé entre temps n’a aucun intérêt. Sans elle, plus rien de valait la peine.

En ce qui concerne la vie que je mène aujourd’hui … Eh bien, Caly’ et moi avons emménagé ensemble, et nous sommes de retour à San Francisco. Elle et moi avons terminé nos études. Je galère encore à trouver un job. La ville est toujours la même et ça fait réellement du bien de la retrouver. D'une certaine façon, on retourne un peu à la vie qu’on avait avant de partir. Pour le meilleur ? Pour le pire ?