Un couple. Deux adultes. Trois années de vie commune. Quatre petites semaines pour tout venir chambouler. Vous savez, la vie n’est pas un fleuve calme sur lequel on vogue paisiblement. Une seule petite vague peut venir détruire toute la stabilité offerte par votre petite embarcation. C’est probablement ce qui amena mon père à paniquer. Adepte de la routine et de la monotonie depuis son tout jeune âge, Lucas P. Stevens voulait s’arracher les cheveux de la tête au moindre petit pépin survenant dans son existence. Imaginez la réaction lorsqu’il apprit que ma mère, Éléonore, était enceinte. Pas de moi. D’une sœur plus âgée que j’aurais bien aimé côtoyer. Si seulement ma génitrice était apte à enfanter correctement. Vous aurez comprit; cette grossesse surprise pourtant si attendue se solda par une fausse-couche. Ce fut la première déception d’une série, jusqu’à ce que ma mère soit diagnostiquée « incapable à procréer ». C’est à ce moment de l’histoire que j’interviens. Je devais avoir un an et demi, à peine plus haut que trois pommes. Ma mère biologique était supposément une junkie trop irresponsable pour se protéger et surtout incompétente face aux responsabilités qu’apporte un enfant. Les Stevens m’adoptèrent rapidement et je devins leur plus beau cadeau, leur petit trésor à eux, leur November adoré. C’est probablement de là que la féminité de mon prénom découle. Ma mère voulait absolument une fille. Le prénom était déjà choisit d’avance. November Orphée Stevens, né un treize novembre – quel hasard.

Je ne peux affirmer que ma vie fut simple et bien remplie. Certes j’avais des parents aimants et présents pendant une bonne partie de mon existence, mais ce ne fut pas toujours jojo. Mon père est président d’une multinationale. Appelé à voyager autour du monde plusieurs fois par moi, si ce n’est pas plusieurs fois par semaine. Le stress, la pression. Il devait bien l’évacuer d’une façon ou d’une autre. Alors il buvait jusqu’à ne plus voir que de fines silhouettes indistinctes. Jusqu’à ne plus reconnaître ni sa femme, ni son fils. « Je travaille tard ce soir, ma chérie. Ne m’attend pas. Sort le champagne si t’en as envie. » Jusqu’à découcher. À me faire comprendre que mon petit monde d’enfant parfait n’était plus aussi utopique qu’au départ. À croire que tout peu se disloquer en quelques secondes. Ma mère ne rechignait point. Elle s’était toujours laissée faire – jusqu’au jour où Lucas leva la main sur moi – voulant à tout prix éviter la catastrophe : perdre son mari qu’elle aimait tant. Voilà pourquoi elle prenait le blâme à ma place. Pourquoi elle se sentait coupable « de ne pas m’avoir donné l’éducation que je méritais » - j’ai toujours été bien élevé, je ne m’en plains pas. Vivre dans un village aussi petit que sa poche ça a ses bénéfices.

Nous ne partîmes jamais de la maison. Ma mère ne voulait pas me forcer à aller vivre ailleurs alors que mes racines étaient bien encrées dans ce petit village. J’y avais mes amis, ma réputation. Ma petite bande à moi. Mes propres problèmes, surtout – chose que je semblais attirer depuis ma naissance. Si les petits endroits vous offre un bassin généreux de valeurs et de traditions, il y a également le revers de la médaille. Le petit côté obscur de la chose qui me fit peu à peu sombrer vers la déchéance. Rien de bien méchant, juste assez pour changer de cercle d’amis, de mode de vie. De plans futurs, surtout. Mon père aspirait à ce que je reprenne sa compagnie lorsqu’il serait trop vieux pour la gérer seul. Au départ je voyais ce projet comme une perle, un petit bébé que je devais chérir. Après avoir goûté à la vie, à la vraie vie, je peux vous assurer que tout ce qui régissait mon existence avait foutu le camp dans le temps de dire « lapin ». L’argent et moi étions peu compatible alors… Je décidai de devenir médecin. Certes, c’est contradictoire. Mais je préférais sauver des vies plutôt que de les emmerder totalement.

C’est pourquoi San Francisco m’ouvrit ses portes. Et pourquoi je rencontrai Alexander Breeze. Nous visions la même université. Et il vivait tout près de chez moi. Passer du temps avec lui fut sûrement la meilleure idée qui me traversa l’esprit. Je ne m’attache généralement pas aux gens, mais il fut mon exception. Je ne sais pas pourquoi, mais quand je dû partir et lui rester, je me sentis seul au monde pour la première et dernière fois de ma vie –même si je le connaissais depuis à peine un mois. Garder contact fut assez simple. Mais tous ces kilomètres qui nous séparaient, ça me faisait un peu peur. « Je viendrai te voir dès que possible. Dès que j’en aurai la chance. » Nous dûmes couper les ponts pendant quelques semaines, voir quelques mois, pris par nos emplois du temps respectifs. Jusqu’à ce jour où mon portable vibra au fond de ma poche. « J’aurais besoin de ton aide. Voudrais-tu m’héberger pendant quelques jours ? » Le destin est bien fait, il faut croire.

Un petit soleil dans ma vie. C’est ce qu’il était pour moi. Depuis peu. Un nouveau départ sans règles ni barrières. Sans attente à combler, sauf les miennes. C’était peut-être ce que je recherchais. Cette autonomie qui m’avait été brimée par une mère surprotectrice, cette liberté que je ne retrouvais plus dans ce petit coin de pays isolé qu’était mon village natal. J’avais soif de grandeur, soif de bien plus que ce que cette ancienne vie pouvait m’apporter. Et je suis prêt à tout faire pour l’acquérir.