Bosser au San Francisco Chronicle avait de quoi annihiler la créativité de n'importe qui. C'était d'une banalité effarante et les photos que les uns et les autres quémandaient se devaient d'être affreusement communes. Ne soyons pas extravagants Elijah, ça ira. Tu parles. C'était moche, c'était vulgairement moche. A la portée de n'importe quel couillon avec un appareil photo numérique de base. Très frustrant comme job. Merde, elle avait passé quatre ans à l'université à étudier l'art sous toutes ses formes, de la sculpture au cinéma en passant par la photo. Elle était née avec un Nikon dans les mains, bordel, et on l'obligeait à prendre de pauvres photos à la con. C'était peut-être prétentieux à dire mais ce boulot était en train d'étouffer son talent. C'était ce qui avait poussé la jeune femme à passer son temps libre, soit pas mal d'heures, dans les rues de San Francisco, son Nikon D5200 en mains. Elle choisissait un quartier, une grande artère, peu importe, qu'elle mitraillait des heures durant, sous toutes ses formes. Aujourd'hui, son choix s'était porté sur Alamo Square. Elle aimait les painted ladies, leur architecture si élégante, si.. féminine. Eli s'était toujours dit qu'un jour, lorsqu'elle aurait assez d'argent, elle finirait par vivre ici. Ces maisons si bien rangées, si joliment décorées donnaient une impression de tranquillité qui faisait envie. D'ailleurs, généralement, Elijah était tranquille pour prendre ces photos qui lui tenaient tant à cœur. On faisait rarement attention à elle, on ne la dérangeait pas. Les cyclistes ne la renversaient pas, les promeneurs ne lui rentraient pas dedans. C'était un peu comme si elle était invisible. Toutefois, aujourd'hui, quelqu'un semblait en avoir décidé autrement. Depuis qu'elle était arrivée, un chat, non, un monstre tout en poils roux et en longues moustaches la suivait sans la lâcher d'une semelle. A croire qu'elle sentait le poisson ou une connerie du genre. Au début, la photographe n'y avait pas vraiment prêté attention. Absorbée par ce qu'elle faisait, elle n'avait remarqué qu'après une bonne demi-heure que la boule de poils aux prunelles étrécies qu'elle avait aperçu en arrivant était encore là. Ou, plutôt, qu'elle l'avait collée. C'était un brin flippant. Elijah savait qu'elle aurait dû emmener Princesse. Sa petite chienne n'aurait pas facilité la prise de photos mais au moins, elle aurait été tranquille. Ce n'était peut-être qu'un gros chat mais se sentir observée, même par un félin, était désagréable. Et elle avait tout essayé pour se débarrasser de la bestiole : courir, se cacher, l'effrayer. En vain. Ce machin roux revenait toujours. Plantée sur le trottoir, entre deux maisons, son appareil photo attaché autour du cou, Elijah dévisageait le matou depuis déjà une bonne demi-minute. « Okay, viens ici toi ! » lâcha-t-elle finalement en se baissant. Elle avança une main, incertaine de la réaction de la bête. Oh god, si jamais il lui sautait dessus.. non, réfléchis ma grande, c'est un CHAT et toi, un ÊTRE HUMAIN, alors en combat singulier, tu lui mettrais la pâté. Ouais, ouais. Enfin, le gros matou rouquin s'approcha nonchalamment, ronronnant comme un gros moteur à essence. Il renifla les doigts tendus vers lui avant de venir se frotter contre les jambes de la jeune femme. Sans attendre, elle l'attrapa et chopa son collier. Avec un peu de chance, le nom, voire même l'adresse de son maître, figurerait sur la médaille et elle pourrait aller restituer le monstre à son propriétaire en demandant bien à celui ou celle-ci de conserver sa bête à l'intérieur. Par chance, c'était le cas. Un nom, une rue et un numéro se trouvait sur la petite médaille attaché au cou gras de la bête. Sécurisant le monstre sous un bras, Elijah se mit en route. La maison était à peine à deux pas. Ce n'est qu'une fois qu'elle eut frappée à la porte qu'Elijah se rendit compte à quel point ça pouvait sembler stupide. Et surtout, que dire ? Hm, hello, your cat basically stalked me for the last hour ? Non, c'était débile. Bon, elle n'était peut-être pas sportive, alors détaler comme un lapin n'était pas une option envisageable. Enfin. Après tout, le ridicule n'avait jamais tué personne, alors restait à expliquer au propriétaire du chat que sa bestiole l'avait effectivement suivi et harcelé, la dérangeant ainsi dans son.. travail.

La plupart du temps, lorsqu'on frappe chez quelqu'un, on s'attend à ce qu'il ouvre la porte, pas qu'il débarque derrière vous à pas de velours. En effet, Elijah ne put s'empêcher de sursauter en voyant apparaître une grande brune de nulle part. Enfin, un coup d'oeil par-dessus son épaule lui apprit que la brune en question sortait en fait de sa voiture. A la mine qu'elle arborait, Eli devina qu'elle était plutôt surprise, et peut-être pas dans le bon sens, de trouver quelqu'un sur le pas de sa porte avec son chat. « Euh, bonjour, lança la brunette, je peux vous aider ? » Que répondre à ça ? Votre chat me harcèle ? Un brin ridicule, non ? « Non, lâcha-t-elle donc sans vraiment réfléchir, je veux dire, oui ! Pardon de vous déranger mais.. est-ce que ce chat est à vous ? Non parce que je suis dans le quartier depuis plus d'une heure et il me suit à la trace ! Et quand je vous dis qu'il me suit à la trace, c'est vraiment.. à la trace. Pourtant, j'ai essayé de m'en débarrasser, de le semer mais il doit être un très bon chasseur parce qu'il m'a retrouvée à chaque fois. Et ce n'est qu'une boule de poils, je sais, mais je n'arrive pas à prendre de photos avec lui qui m'observe, c'est perturbant― pardon, je ne me suis même pas présentée, je m'appelle Eli, je suis photographe, d'ailleurs vous avez un visage très intéressant, vous avez déjà pensé à tenter votre chance dans le mannequinat ? Enfin, peut-être que vous m'avez déjà vue flâner dans le quartier avec mon appareil ― et pour faire bonne figure, elle leva ledit appareil ― j'adore votre quartier et― j'ai l'air dingue, hein ? » fit-elle, s'interrompant elle-même, une petite moue agacée sur le visage. Chaque fois qu'elle était gênée, il fallait qu'elle se mette à parler sans s'arrêter. Il n'existait alors plus de filtre entre ses pensées et sa bouche, et bon sang, c'était prodigieusement agaçant. Généralement, les gens qui ne la connaissaient et qui assistaient à ce genre de, mh, petits débordements vocaux s'en allaient en détalant comme des lapins. Ses proches, eux, trouvaient ça très drôle. Pas Elijah. « Excusez-moi » bredouilla-t-elle en s'accroupissant pour relâcher le chat qu'elle tenait toujours. Il aurait été inconvenant de le garder alors que la jolie brune face à elle avait tendu les bras. Manifestement, c'était son chat, oui. Et une fois encore, Eli s'était couverte de ridicule pour pas grand-chose. Six kilos de poils et de moustaches, voilà ce pourquoi elle était là à blablater comme une idiote.

Dire qu'Elijah était gênée était un doux euphémisme. D'abord à cause de ce psychopathe de chat qui l'avait suivie. Ensuite parce qu'elle envahissait la vie privée de cette femme qu'elle ne connaissait pas à cause de son chat. Ridicule. Ridicule ET stupide. « En effet, mon gros matou a l'air d'avoir "flashé" sur la photographe que vous êtes » lança la propriétaire de la bestiole. Elijah esquissa un sourire. C'était.. bien trouvé. Et certainement vrai. Pourtant, elle n'aimait pas vraiment les chats, pas du tout même. C'était ingrat, hypocrite. Princesse, elle, était un animal de compagnie fidèle. Elle ne cherchait pas les câlins uniquement lorsque son estomac l'y poussait. Non, vraiment, elle n'aimait pas les chats, aussi ronronnant et mignon celui-ci pouvait être. « Oh excuse-moi, s'exclama la jolie brune, j'allais oublier les présentations : je m'appelle Meghan » Meghan, joli prénom. C'était doux, ça allait bien avec son visage. « Et ce gros lard, c'est mon bébé, reprit-elle en désignant le chat, Che Guevara ou El Che, comme il te plaira ! » Elijah ne put retenir un léger éclat de rire. Il n'avait rien d'un révolutionnaire, avec ses six kilos et sa masse de poils. Ça sortait de l'ordinaire, en tout cas, ce nom.

Se désintéressant de la bestiole, la jeune femme reporta son attention sur la propriétaire qui semblait à présent beaucoup plus avenante qu'une minute plus tôt. Dieu merci, Elijah ne l'avait pas effrayée. Ça aurait pu, pourtant. Ça arrivait fréquemment, d'ailleurs. Toutefois, elle semblait l'inviter à entrer chez elle ; aussi la blonde la suivit-elle sans rechigner. « Désolée pour l'accueil de toute à l'heure mais je me méfie pas mal des inconnus et encore plus quand ces derniers attendent devant chez moi » expliqua la dénommée Meghan. Eli esquissa un sourire ; ça n'était pas insensé, en effet. Dieu seul savait combien de détraqués traînaient dans les rues de San Francisco. « Alors si on partais sur de meileures bases ? Dis-moi, tu veux que je te serves un verre ou quoi ? » proposa-t-elle joyeusement. C'était un revirement surprenant mais tout à fait charmant. « Alors je te propose du soda orange, du lait, de l'eau plate ou gazeuse, lista Meghan avant d'ajouter, l'air sincèrement navré : c'est tout ce que j'ai, il faudrait que j'aille faire les courses ! Je suis vraiment désolée.. » Elijah chassa ses excuses d'un bref mouvement de la main. « Ne t'inquiète pas, un grand verre d'eau fraîche me conviendra tout à fait, fit-elle avec un sourire, ça fait un moment que je trotte dans les rues, ton chat sur les talons et j'avoue avoir une grande soif, maintenant qu'on en parle » Elle lui adressa à nouveau un sourire avant de se rendre compte qu'elle-même ne s'était pas présentée. « Oh, et je m'appelle Elijah, fit-elle, et laisse-moi te dire que tu as de la chance de vivre ici. Ce quartier est juste.. magique. J'y viens souvent pour faire des photos » Curieusement, elle y revenait souvent. Certains clichés se ressemblaient, ayant pour objet la même maison, le même coin de rue, mais chaque fois il y avait quelque chose, un petit détail, l'heure de la prise de vue, la météo ou simplement les passants qui changeaient. Chaque photo qu'elle prenait d'Alamo Square semblait être unique en elle-même.